En 2007, Florence Burgat avait accordé un entretien à La Montagne. L’article qui en avait découlé est paru le 19 décembre 2007. Il nous a paru intéressant de l’exhumer, après que la philosophe est venue à Clermont-Ferrand, à l’invitation de La Griffe, pour une conférence qui portait sur le thème de « la cause des animaux », plus particulièrement dans l’Antiquité grecque.

« Et si la boucherie était une pratique qui n’allait pas de soi ?« 

Florence Burgat mène, depuis de longues années, un travail de réflexion sur la condition animale. En tant que directeur de recherche à l’INRA mais aussi en tant que philosophe, elle livre pour La Montagne son point de vue sur les questions éthiques posées par l’élevage.

  • Dans votre réflexion philosophique, ce que l’on appelle « l’animalité » est un thème récurrent…

Mon travail a d’abord porté sur la place et la fonction du concept d’animalité. Si l’Antiquité s’intéresse aux animaux eux-mêmes, mais aussi à leur condition, on voit apparaître quelque chose de bien différent dans la modernité, disons avec Descartes et son héritage : c’est l’idée d’animalité comme contre-modèle de l’humain. L’animalité désigne tout ce que l’humain ne doit pas être, son envers. Comme si l’animal était vu en négatif. Il est vide de ce dont l’homme est doté : l’histoire, le langage, la culture, l’intelligence… L’animalité est présentée comme ce qu’il y a de mauvais dans l’humain. C’est en ce sens que l’on entend parler de « l’animalité de l’homme », de ses « pulsions bestiales », etc., toutes expressions qui montrent que les animaux ont été dépouillés des qualités qui donnent droit à la dignité morale. Cette conception, qui est complètement intégrée dans notre système de pensée, légitime, sur le plan moral, tout ce que l’on peut faire subir aux animaux. Nous devons, plus que jamais, intensifier la réflexion sur la condition animale.

  • Comment concevez-vous votre rôle au sein de l’INRA ?

Compte tenu de ce qui m’était demandé, je me suis appliquée à mettre en évidence le lien entre la conception commune et les usages auxquels les animaux sont soumis, en particulier dans un domaine où ils sont chosifiés à l’extrême : l’élevage et l’abattage industriel. Quel est l’arrière-plan suffisamment puissant pour que ce processus, et son implacabilité, ne gêne personne et soit admis comme une chose allant de soi ? Voilà la question qui est à l’origine de ma réflexion sur « la viande ». Vladimir Jankélévitch écrit : « Philosopher, c’est se comporter à l’égard du monde comme si rien n’allait de soi ». Et si la boucherie était une pratique qui n’allait pas de soi ? l’élément le plus frappant est le gouffre qui sépare le produit abstrait et festif qu’est la viande, d’une part, et la réalité de son processus d’engendrement d’autre part. Des animaux, comme individus vivants à la série des carcasses décapitées, voilà le trajet qui sépare la viande de ce dont elle provient, et qui est le moment occulté, rayé de nos esprits, la condition de possibilité de ce qu’on pourrait appeler « le calme de la viande ».

  • N’y a-t-il pas un vrai paradoxe dans le fait d’élever et de tuer des animaux et en même temps vouloir leur « bien-être » ?

Vous faites ici surgir deux points de vue. Certains estiment que l’homme a le droit d’élever des animaux pour avoir le plaisir de les manger, mais estiment aussi que durant le temps où ils sont engraissés – un temps très court au regard de leur longévité naturelle – ils doivent vivre dans des conditions leur permettant d’exprimer des comportements propres à leur espèce. En ce sens, le bien-être consiste à trouver les méthodes d’élevage compatibles avec cette exigence. Or, aucun des bricolages qui sont tentés en élevage industriel ne peut satisfaire cette exigence, dès lors que des animaux sont entassés dans des bâtiments ou enfermés dans des cages. D’autres estiment en revanche que tuer des animaux pour avoir le plaisir de les manger est moralement inacceptable. Et, de fait, la question se pose. Le choix du végétarisme pour des raisons morales ne date pas d’hier et on remarque qu’il est aujourd’hui en progression. Quant au « bien-être », il ne représente peut-être rien d’autre que l’alibi destiné à faire taire ceux que l’élevage révolte.

Propos recueillis par Josée Barnérias