Une journée à tuer

 

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                                                                                                      Les têtes dans un conteneur bleu…

 

On est arrivé devant l’abattoir alors qu’il était onze heures un peu passées. On avait écumé les routes du département voisin pour trouver un lieu d’abattage, en vain. C’était le premier jour de l’Aïd. Celui qui est le plus meurtrier. Mon coéquipier, enquêteur de l’association L 214, désirait, le plus simplement du monde, voler des images… Comprenez : filmer en caméra cachée les conditions d’abattage des animaux, moutons, agneaux, chèvres et chevreaux, veaux et vaches, dans un abattoir agréé. Là où tout est fait, en principe, pour que les mises à mort se passent le moins mal possible, compte tenu du fait que les animaux sont égorgés à vif.

Le ministère de l’Agriculture n’est pas avare de circulaires et autres réglementations. En plusieurs pages à peu près illisibles pour le commun des mortels, et que doivent parcourir vite fait les principaux intéressés (fonctionnaires des services vétérinaires et sacrificateurs, agréés eux aussi), on explique ceci, on explique cela. Croquis macabres. Cynisme d’Etat ou vraie inconscience : les animaux ne sont que du bétail. Pire, des morts en marche, comme l’on appelle les condamnés à la peine capitale qui, aux Etats-Unis, parcourent, pour une ultime déambulation, le couloir de la mort.

Dans l’antre du monstre

Le portail était grand ouvert. Des voitures de tourisme allaient et venaient. Quelquefois, deux ou trois d’entre elles s’arrêtaient au bord de la route. Les passagers en sortaient, ouvraient les coffres et, de grands sacs très lourds, extirpaient d’énormes morceaux de chair sanguinolente qui changeaient de main. Un panneau bancal de taille modeste indiquait « Abattoir » en lettres quasiment effacées. Les bâtiments qui longeaient la route semblaient abandonnés depuis des siècles, murs crasseux et sombres, cour intérieure encombrée de gravats. L’ensemble figurait un taudis, lugubre, déglingué, sinistre par ce froid matin de novembre. De temps à autre, une bétaillère franchissait le portail, amenant son lot de victimes propitiatoires. Cela m’évoquait cet antique mythe du Minotaure, le monstre qui engloutissait chaque année sept jeunes gens et sept jeunes filles. Sauf qu’aujourd’hui, c’étaient les victimes qui avaient une tête de taureau, et elles étaient beaucoup plus nombreuses…

De temps à autre un veau, tout seul dans une remorque, amené par l’éleveur qui savait bien ce qui attendait sa bête. Mais qui n’en avait cure, parce qu’il faut bien gagner sa vie… Et à part quelques meuglements un peu tristes, je fus surprise, en traînant dans la cour, de ne pas entendre le moindre cri. C’est vrai qu’avec la gorge tranchée jusqu’à la colonne vertébrale, émettre un son s’avère une entreprise complexe. Axel m’expliquait aussi que les moutons ne bêlent pas lorsqu’ils sont tous ensemble. Dès que l’un est saisi, on le place dans la berce et on le retourne sur le dos. La pauvre bête n’a même pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. « Ils sont tétanisés. Une fois sur le dos, ils adoptent une attitude de proie. Ils essaient de ne pas se faire remarquer. »

Mais il y avait cette odeur tenace, vaguement douceâtre et éc?urante qui stagnait dans la cour…

Mal de têtes

J’ai laissé Axel partir tout seul vers le poste d’abattage qu’il pouvait avoir en ligne de mire. C’était trop pour moi. Assister à de telles choses me rend trop malheureuse, au point que j’en deviendrais méchante. Je m’identifie à la victime. Ces hommes aux vêtements maculés de sang, brutaux, vociférant, c’est moi qu’ils saisissent, c’est moi qu’ils contraignent, c’est moi qu’ils martyrisent. Je ne peux pas. Lorsqu’il est revenu, au bout d’un temps dont je ne saurais dire si je l’ai trouvé long, il a lâché :  » Pour ce qu’on en a vu à diverses occasions, on a constaté que la réglementation n’était respectée nulle part… Si seulement on avait des moyens… »

C’est vrai que notre entreprise était pour le moins artisanale. Je pensais au pot de terre et au pot de fer. Nous ici, seuls et mal équipés et, en face, de puissants lobbies soutenus par des politiques complaisantes jusqu’à la lâcheté. Axel avait réussi à prendre quelques images ; mais ça ne lui suffisait pas. J’ai rarement vu une telle obstination, une telle abnégation chez un homme aussi jeune. Je ne pouvais pas grand-chose pour lui et je le laissais aller seul dans cet enfer dont je sais bien qu’il ne le supporte pas vraiment mieux que moi, au fond. Mais le désir de témoigner est le plus fort.

Alors je me suis décidée à sortir du véhicule et, un appareil photo en main, je me suis dirigée vers la cour. Axel, qui approchait dans ma direction, m’a montré un conteneur, un peu plus loin. Je m’en suis approchée. Il était rempli à ras bord de têtes coupées. Des veaux aux grands yeux, au regard éteint, de superbes têtes de jeunes béliers, quasi intactes, toutes maculées de sang frais. D’autres encore, complètement écorchées. De temps en temps, un homme en blanc et rouge sortait de l’abattoir avec un seau à la main, et jetait de nouvelles têtes fraîchement tranchées dans la benne. Je me disais, en les contemplant qu’au moins, pour ceux-ci, le calvaire était fini.

 

Un peu plus tard, Axel me montrait les peaux entassées sous un préau. « Il y a la viande, mais il y a aussi tous les sous-produits. Rien ne se perd. Ça me fait toujours penser aux camps, lorsqu’on récupérait jusqu’à la dernière dent des morts… Les animaux sont chosifiés. Comment accorder l’idée de la dignité de l’animal avec ce que l’on en fait ? »

Axel avait filmé tant bien que mal des choses pénibles. Il m’a raconté que les sacrificateurs n’attendaient pas, comme cela est obligatoire, que les animaux soient inconscients pour les suspendre aux crochets de boucher. Certains se débattaient, quelques-uns avec l’énergie du désespoir, tellement qu’il en a vu trois tomber à terre…

Et d’autres choses encore…

 

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… les peaux dans un conteneur rouge.

 

L’abattage sans étourdissement préalable est particulièrement insoutenable mais l’abattage standard est aussi très violent, très cruel même lorsque le matériel n’est pas adapté, ou trop vétuste, ou utilisé par des mains inexpertes. L’étourdissement n’est qu’un moindre mal, mais, dans un premier temps, on s’en contenterait presque…

Et l’Aïd n’est que la partie émergée de l’iceberg. En 2007, dans les abattoirs français, 190.000 veaux, 390.000 gros bovins, 2.500.000 ovins et caprins ont été abattus sans étourdissement préalable.

 

Il faut aider L 214 à mener des actions comme celles-ci. Il n’y a qu’en dénonçant, haut et fort, les crimes commis contre les animaux, en témoignant, que l’histoire reprendra son cours, que le progrès sera enfin autre chose qu’une idée, que nous sortirons vraiment du Moyen âge.

                                                                                          Jeph Barn.