Par Josée Barnérias

Depuis deux ans, La Griffe s’intéresse de près au sort de Mila, une jeune chienne de race épagneul. Récemment, nous avons médiatisé cette « affaire » – car affaire il y a – par le biais d’une pétition en ligne. Mila est désormais en danger. Les juges ont décidé, parce qu’avant d’être un animal, elle est d’abord un « bien meuble », qu’elle devait retourner chez les gens qui la détenaient dans une autre vie et chez qui elle était très malheureuse…

La solitude du chien de chasse

Nous avons reçu de nombreux messages de soutien. Nous le devons à nos amis : afin qu’ils puissent comprendre et savoir, nous avons décidé de raconter…

Voici l’histoire de Mila…

Fin décembre 2017. Il neigeait sur Clermont-Ferrand, il faisait froid. Autant que je me souvienne, c’était un temps à ne pas mettre un chien dehors. Mila, elle, elle était dehors. Depuis six mois elle vivait dans une cage au format à peu près réglementaire (5 m2 au sol). Avec une petite niche à l’intérieur. Lorsqu’elle apercevait les voisins, elle se pendait littéralement au grillage, avec un air implorant. C’est que Mila ne pouvait pas appeler, elle ne pouvait pas aboyer, ni crier, ni gémir. Dès qu’elle produisait le moindre son, les électrodes de son collier la rappelaient à l’ordre. Mila était bien obligée d’obéir à cette douloureuse injonction. Mila était un chiot lorsque, un an plus tôt, elle avait été amenée dans ce jardin. Pendant les six premiers mois, elle est restée attachée. Les voisins pouvaient la voir depuis leur terrain. Il y avait d’autres chiens, une petite chienne toute noire, et puis deux chihuahuas. Ceux-ci se promenaient à leur guise. Mais pas Mila. Les voisins un jour s’en sont étonnés. Il leur a été répondu que Mila était un chien de chasse, qu’il ne fallait pas s’en occuper de trop, ni lui parler ou la caresser, cela pourrait nuire à son instinct…

Le 28 décembre 2017, j’ai reçu un coup de téléphone. Une jeune femme m’expliquait que quatre jours plus tôt, le 24 décembre, elle avait recueilli la chienne des voisins de ses parents qui s’était enfuie de la cage où elle était détenue et divaguait à l’extérieur. Les voisins, eux, s’étaient absentés pour la durée des fêtes. Elodie se trouvait chez ses parents lorsqu’elle a aperçu Mila. Elle l’a fait entrer, l’a séchée, lui a donné à manger et surtout lui a ôté ce méchant collier qui lui faisait si mal. Mila ne pesait même pas dix kilos. Un petit bout de chien affamé et grelottant qui n’avait à offrir que des torrents de tendresse. Elodie a téléphoné aux voisins de ses parents, parce qu’elle voulait les informer qu’elle avait récupéré Mila. Elle leur a dit qu’il faisait très mauvais et qu’elle gardait Mila au chaud jusqu’à leur retour. Dans un premier temps, les gens n’ont pas protesté. Les jours passant, Elodie s’attachait à cette petite chose toute d’innocence et de gentillesse, et avait de plus en plus de mal à imaginer qu’il lui faudrait la reconduire dans sa prison une fois que les voisins seraient rentrés. Alors, elle les contactait de nouveau et leur proposait de garder Mila. Oui, elle leur demandait de lui céder la chienne aux conditions qu’ils exigeraient. La femme lui dit par SMS qu’ils allaient réfléchir. Qu’elle devait en parler à son mari. C’est là que j’ai reçu le coup de téléphone. Elodie craignait qu’ils refusent de lui confier Mila. Elle ne savait pas quoi faire. Il fallait attendre que les voisins soient revenus pour pouvoir enfin avoir une conversation avec eux. Début janvier, après leur retour, la femme envoyait un message à Elodie : « Tu me la ramènes quand, ma chienne ? ». Les voisins, après réflexion, refusaient de la lui céder, elle devait partir au dressage, disaient-ils, le rendez-vous était pris… Elodie a essayé de négocier, de proposer de l’argent… Sans succès. Nous, La Griffe, avons essayé de les joindre, pour discuter. Fin de non-recevoir. Et puis le 7 janvier, Elodie a reçu un coup de téléphone des gendarmes. Les voisins avaient porté plainte pour vol…

Dès lors, la machine judiciaire s’est mise en marche, inexorable.

Une loi quasi médiévale

Quelques jours plus tard, le 12 janvier, Elodie se rend à la gendarmerie pour une audition libre. Elle raconte, explique… En pure perte. Le 18 janvier, je vais seule chez les gendarmes pour corroborer la version que m’a livrée Elodie et pour affirmer le soutien de La Griffe à la jeune femme. Le 3 février, Elodie sera convoquée. Je l’accompagne. Elle apprend alors que le procureur de la République a décidé de retenir la plainte des détenteurs de Mila. Elodie est accusée de vol par escalade, ce qui n’est pas franchement réjouissant. L’audition a été éprouvante pour la jeune femme qui a dû subir quelques tentatives d’intimidations. Elle n’a pas bronché. Elle réfute l’accusation de vol. Elle n’a fait que recueillir un animal qui était malheureux, pas très bien traité, maigre et tremblant et qui, depuis que Mila vit avec elle, a adopté un comportement aux antipodes de ce qu’elle montrait auparavant. En effet, la chienne semble revivre, elle est joyeuse, elle joue, elle profite de longues balades, de la tendresse d’Elodie car Mila est en demande d’affection, ce dont elle était privée auparavant. Elles sont très attachées l’une à l’autre et, pour Elodie, il est hors de question que la jeune chienne retrouve sa prison et… ses geôliers.

Lors de l’enquête préliminaire, les gendarmes se sont rendus chez les anciens détenteurs de Mila. Ils ont constaté que « les conditions de détention n’étaient pas vraiment aux normes ». Apparemment, d’après eux, pas de quoi fouetter un chat.

Pour La Griffe, le fait qu’un chien soit enfermé nuit et jour dans une cage, eut-elle une surface de 5 m2, sans un regard, jamais, sans la moindre parole d’affection, sans une caresse, constitue en soi une maltraitance. Si l’on ajoute le collier électrique (voir plus haut), un « instrument de torture » interdit dans plusieurs pays d’Europe, qui de surcroît empêche un animal de pouvoir exprimer sa détresse, on est à la limite des sévices.

Mais la loi ne parle pas de cela. Pour l’arrêté du 25 octobre 1982 (Annexe 1 – Chapitre 2) relatif à la garde et à la détention des animaux, il n’y a rien de choquant à cette situation. Dura lex, sed lex. Nous ne pouvons adhérer à cette vision qui nous semble dépassée, gravement obsolète. Les années 80, pour ce qui concerne l’approche que nous avons aujourd’hui des espèces animales, et en particulier des espèces domestiques et de compagnie, sont l’équivalent d’un âge obscur, entaché d’arriération. Nous contestons la légitimité de l’arrêté du 25 octobre 1982. Devant un tel aveuglement, un tel déni de la sensibilité, de la sociabilité, de l’intelligence et de l’affectivité d’un chien, nous ne pouvons, en attendant une significative évolution, qu’encourager la désobéissance civile.

Il y a eu dans l’histoire, il y a toujours, des lois qui se sont avérées néfastes, voire dangereuses. La société et les mœurs évoluent. Les lois ne sont pas inscrites dans le marbre. Elles peuvent et doivent être changées. Elles sont mauvaises lorsqu’elles génèrent de la souffrance sans d’autre motif que le caprice, les usages, les préjugés. L’arrêté du 25 octobre 1982, à l’époque censé protéger les animaux, est à l’origine aujourd’hui de situations de profonde détresse.

Des plaintes classées sans suite

Elodie n’a pas cherché à tricher. Elle pensait avoir le droit de rendre heureux un animal qui ne l’était pas. Naïvement, elle pensait que les voisins de ses parents comprendraient que désormais Mila était une chienne épanouie, et qu’ils n’avaient pas le droit de la priver de sa nouvelle vie. Elle était bien consciente que c’était « leur » chienne et elle voulait les « dédommager ». Quelqu’un avait entendu un jour la femme dire qu’elle n’en avait rien à faire de Mila, que c’était la chienne de son mari. Un mari qui pensait qu’un chien de chasse n’est qu’un outil que l’on sort lorsqu’on en a besoin. Dans quel moyen-âge vivons-nous ?

Il y a plus de deux ans maintenant que Mila, âgée de trois ans et quelques mois, vit avec Elodie.

Les voisins des parents d’Elodie ont d’autres animaux. Dont une ou deux chattes, qui ne sont pas stérilisées et se reproduisent sans relâche. Que deviennent les chatons ? Visiblement, personne n’en a cure. Lorsqu’il y a des survivants, c’est la famille d’Elodie qui les nourrit de son côté du grillage. Et ensuite ? Ils vont sans doute rejoindre les cohortes de pauvres chats livrés à eux-mêmes et qui, généralement, ne font pas de vieux os mais ont tout de même le temps de contribuer à cette surpopulation qui désespère les associations de protection des animaux.

Un an après la « disparition » de Mila, les voisins ont fait venir d’Espagne (?) un autre chien de chasse, un épagneul, qui leur a coûté la bagatelle de quelque 2.000 euros. On constate que Mila a été avantageusement remplacée. Et que devient ce pauvre chien ? Pendant un temps, il était parqué, en compagnie de l’infortunée petite chienne noire, que l’on avait mise là peut-être dans le but de lui tenir compagnie, dans un réduit au fond du jardin. Pour s’ébattre lorsqu’ils n’étaient pas enfermés, ils disposaient d’une cour grande comme un mouchoir de poche, bétonnée de surcroît. L’épagneul était apparemment lui aussi muni d’un collier électrique. Lorsque nous les avons photographiés, les deux chiens étaient debout, les pattes avant contre le grillage, comme implorant que l’on vienne les délivrer. Aujourd’hui, l’épagneul demeure invisible.

La Griffe a déposé plusieurs plaintes pour maltraitance contre ces gens. Toutes ont été classées sans suite. L’association One Voice a elle aussi déposé une plainte de soutien, avec le même succès.

Le 19 juillet 2018, soit un an et demi après qu’Elodie eut recueilli Mila, a eu lieu ce que l’on appelle une « médiation pénale » et qui n’a de médiation que le nom. Menaces, intimidation… Elodie était sommée de rendre la chienne, sinon il s’ensuivrait des choses terribles pour elle. Là encore, elle n’a pas plié.

Une justice inflexible

Le 18 juin 2019, Elodie est convoquée au TGI de Clermont-Ferrand pour une audience civile. Nous lui avions conseillé de s’adjoindre les services d’un avocat compétent en matière de droits des animaux. Le délibéré était fixé aux alentours du 16 juillet. Le 17 du même mois, nous étions informés par l’avocat d’Elodie que « le tribunal ordonne la restitution de la chienne le lendemain de la signification par voie d’huissier de la décision et condamne Elodie… à verser 800 € au titre des frais d’avocat. »

Fin août, le défenseur d’Elodie se rend à la Cour d’appel de Riom pour une demande de suspension d’exécution. Réponse autour du 5 septembre. Dimanche 8 septembre 2019, Elodie nous informe qu’elle a reçu par courrier la réponse du tribunal. Elle est déboutée de sa demande. Mais l’addition a augmenté. Elle doit désormais plus de 1.700 €. Elle décide de faire appel.

Le 13 novembre 2019, suite du feuilleton. Elodie comparaît devant les juges de correctionnelle au TGI de Clermont-Ferrand. On attend le délibéré jusqu’à 19 h 30. Le délit est requalifié en vol simple, Elodie est condamnée à 1500 € d’amende et 800 € de dommages & intérêts. Une fois de plus, Elodie décide de faire appel.

C’est le 4 décembre 2019 qu’a lieu, à Riom, la comparution en appel au civil. Une dizaine de jours plus tard, tombe le délibéré : nous apprenons qu’Elodie est condamnée à la restitution de Mila, avec à la clé 100 € d’astreinte par jour de non-restitution. Nous sommes consternés. Nous ne comprenons ni l’aveuglement ni l’obstination du tribunal. Pourtant dans les textes, il est bien écrit que les animaux sont des êtres doués de sensibilité, et non exclusivement des biens meubles (une confusion s’est créée souvent au tour du mot « meuble » qui signifie « qui peut être déplacé »).

Désormais, la médiatisation de l’affaire sera notre seul recours pour dénoncer une situation qui nous paraît inadaptée à l’époque dans laquelle on vit, et pour nous opposer à une injonction monstrueuse. Mila devrait être séparée d’Elodie, qu’elle adore, pour retrouver une famille qu’elle ne connaît qu’à peine, et chez qui elle a été soumise à un régime cruel ? Mila est-elle un objet ? Non, de toute évidence… Alors pourquoi les juges la considèrent-ils comme tel ? Elodie n’a jamais nié avoir gardé Mila, elle n’a jamais dit qu’elle ne voulait pas dédommager ses anciens détenteurs, elle n’a jamais fait preuve de mauvaise foi.

Faudra-t-il un jugement à la Salomon pour savoir à qui reviendra la chienne ? Une ordalie ? On est en pleine séquence ubuesque. Voilà deux années que la justice est saisie pour une histoire qui, avec un peu de doigté et de finesse, tant de la part des gendarmes que des juges, aurait pu trouver une conclusion qui assure le bonheur de Mila et satisfasse à la fois les plaignants et la mise en cause.

Elles se sont choisies

En supposant que Mila soit ramenée chez les voisins des parents d’Elodie, que pourra-t-il se passer ? Lorsqu’Elodie ira visiter sa famille, la chienne la verra, l’entendra… Comprendra-t-elle pourquoi elle l’a abandonnée ? Car la chienne, c’est évident, vivrait cela comme un abandon. Et Elodie, elle, sera contrainte de d’assister aux vains efforts de la chienne pour la rejoindre ? Quelle torture ! Un individu normal pourrait-il rester indifférent devant cette situation ? Et peut-on imaginer que les gens garderaient dans ces conditions Mila avec eux ? Où serait-elle envoyée ? Que deviendrait-elle ?

La Griffe a mis en ligne une pétition pour que Mila ne retourne pas dans sa prison. Nous avons reçu de nombreux témoignages de soutien, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de faire la lumière sur cette affaire.

En outre, dans le cadre de nos campagnes pour la défense des animaux, nous avons décidé de mettre en place des actions publiques, et aussi de nous attaquer fermement à l’arrêté de 1982 qui à notre avis n’a plus aucune raison d’être.

Il ne nous appartient pas de dire si Elodie a bien agi ou pas en gardant Mila. Les juges l’ont fait. Et nous ne sommes pas des juges. En notre âme et conscience, cependant, nous l’approuvons et la soutenons. Pour nous, Elodie n’a pas volé Mila, elles se sont choisies, c’est tout. C’est une épreuve terrible qu’elle traverse. Nous ne croyons pas un instant à la version selon laquelle les anciens détenteurs de Mila seraient tristes de ne plus la voir. Ce qui nous importe à nous, La Griffe, association de défense des animaux, c’est le devenir de Mila. Et nous ne pouvons l’envisager si elle doit être séparée d’Elodie.

Un animal est-il une chose ?

On nous dit que les voisins des parents d’Elodie sont les « propriétaires » de Mila, parce que celle-ci est munie d’une puce électronique qui renvoie à leur nom. Une inscription à l’I-CAD n’est pas un titre de propriété. Et pour nous, un animal « appartient » à celle ou à celui qui prend soin de lui, avec qui il partage sa vie, ses jeux, ses moments de tendresse, ses balades. Et non à des gens qui l’enferment, ne lui jettent pas même un regard et se contentent de le garder en vie pour l’affecter aux tâches qu’ils ont décidé de lui attribuer. Répétons-le, encore et encore : un animal n’est pas une chose. Mais la société tout entière fait en sorte qu’il le soit.

C’est pourquoi, dût-il nous en coûter, nous clamons haut et fort que nous persisterons à soutenir Elodie et à protéger Mila.

Cependant, nous ne perdons pas de vue que Mila n’est qu’un exemple parmi des centaines de milliers d’autres chiens qui subissent des conditions de détention bien plus abominables encore que celles qu’elle a connues, dans l’indifférence générale. C’est aussi pour eux que nous nous battons et continuerons à nous battre jusqu’à ce que leur soit enfin octroyé le droit de vivre dans un minimum de confort affectif et matériel.

Nous en ignorons encore la date, mais une autre échéance juridique reste à venir : la comparution en appel d’Elodie devant le tribunal correctionnel. Encore une fois, assistera-t-on au déni de cette « sensibilité » animale qui devait, nous a-t-on dit, ouvrir les portes à un adoucissement des mœurs, mais qui reste pour l’Institution un mot vide de sens ?

Nous attendons. Nous osons espérer que les juges enfin sauront comprendre. Un animal, ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un.