Goliath, ou une trop brève rencontre

Goliath est mort. La maladie a gagné. On aurait bien voulu qu’il vive plus longtemps, ce grand chien tendre et rigolo. On aura essayé. Nous l’avions pris en charge début mars. Son « maître » était un jeune homme en errance, ou plutôt en erreur. Ni révolté ni asocial, il cherchait plutôt à faire son trou dans la société, mais sans savoir trop où il allait, ni ce qu’il voulait, et en présumant de ses capacités. C’est de cette façon qu’il s’est retrouvé à la rue. Il a emmené Goliath. Il disait qu’il avait eu ce chien lorsqu’il était adolescent. D’après lui Goliath avait neuf ou dix ans, il ne se souvenait plus vraiment de l’année de sa naissance. Il le traînait avec lui de centre d’accueil en squat, mais un jour Goliath s’est montré fatigué, lui qui était toujours plein de vie. Et puis il lui est venu d’inquiétantes grosseurs dans le cou… Quelqu’un a appelé La Griffe. C’était une éducatrice du Collectif Pauvreté Précarité de Clermont-Ferrand. Elle nous a signalé le drôle de tandem que formaient le jeune homme et son chien. Nous a demandé notre aide : il fallait conduire l’animal chez un vétérinaire, mais son maître n’avait pas un sou…

Et c’est ainsi que Goliath est entré dans ma vie…

L’histoire de Goliath et de La Griffe a été brève. Commencée le 7 mars 2018, elle a pris concrètement fin le 22 juin de la même année, avec la mort du chien. Mais comment peut-on dire qu’une histoire est terminée ? Rien de ce qui a été ne meurt tout à fait.

Le 7 mars, donc, nous avons répondu à l’appel évoqué plus haut. Le lendemain, nous avions un rendez-vous chez un vétérinaire. Entre le moment où j’étais allée chercher le jeune homme et le chien et celui du rendez-vous, il devait s’écouler deux heures. Que l’on a passées dans mon jardin, ce qui m’a permis de constater que Goliath ne développait aucune agressivité ni envers mes chats ni envers les autres chiens, plutôt de l’indifférence. En revanche, il était très intéressé par les quelques jouets, surtout des balles, que je lui avais mis sous le nez.

Le diagnostic du praticien a été rapide et sans appel : un lymphome, autrement dit un cancer du système lymphatique assez sévère qui devait entraîner inexorablement la mort du chien dans les semaines, au mieux dans les mois à venir si rien n’était tenté…

La Griffe n’a pas beaucoup d’adhérents (nous plafonnons en ce moment à 170/180) mais ils sont extraordinaires. Après cette nouvelle, il nous fallait prendre une décision rapide : traitement palliatif jusqu’au décès du chien, qui n’aurait pas tardé, ou alors tentative de juguler la maladie avec une chimiothérapie. Nous avons opté pour la seconde solution, tout en sachant que celle-ci n’était nullement garante de la guérison. De plus, on ne nous a pas caché que le traitement serait très coûteux. Nous avons lancé une collecte. Une trentaine d’adhérents y ont répondu. Nous avions de quoi traiter Goliath pendant plusieurs mois. Ensuite, on verrait…

La chimiothérapie devait commencer le plus rapidement possible, sinon le lymphome s’aggraverait dangereusement. Devant la grosse bouille confiante de ce géant sombre et l’inquiétude non feinte du garçon, je n’ai pas hésité longtemps. J’ai pris seule la décision de lui venir en aide, je n’avais pas la possibilité de joindre mes collègues. Je savais qu’elles approuveraient ce choix.

Dès le lendemain Goliath est venu vivre chez moi. C’était plus confortable pour lui, plus pratique pour moi et plus facile pour son maître qui ne savait trop le matin où il passerait la nuit suivante. Il a fallu d’abord faire connaissance avec Goliath. Il était très gentil, cela, je l’ai vu immédiatement. Toujours content. Pas agressif du tout. Très joueur, et plein de vie. En revanche, si avec mes chiens, Zitoune et Zoé, et même avec le vieil aveugle Sidney, tous stérilisés, et avec mes chats, il n’y avait pas l’ombre d’un souci, en revanche j’ignorais comment il pourrait se comporter avec les chiens mâles non castrés que l’on pourrait être amenés à croiser sur notre route lorsqu’on partait en balade. Goliath n’était plus tout jeune, mais encore très vif et très puissant, et de surcroît plus lourd que moi. Inutile d’espérer pouvoir le retenir s’il lui prenait l’envie de foncer. Il avait besoin de courir et de bouger, donc pas moyen de faire l’impasse sur les sorties… Dès que j’apercevais au loin ce qui pouvait ressembler à un chien, je me mettais à l’écart, assurais ma prise sur le harnais de Goliath, et de cette façon, il ne s’est jamais rien passé de fâcheux. En revanche, je ne connaissais toujours pas ses possibles réactions. Mais cela viendrait en son temps…

En revanche, Goliath était une sorte de monomaniaque du ballon… Je n’ai pas tardé à en prendre acte, et ça, c’était assez déstabilisant, y compris physiquement. Il montrait une véritable addiction à tout ce qui roulait et rebondissait. Cela devenait très préoccupant. Voyait-il des gens jouer au ballon qu’il tirait de toutes ses forces sur sa laisse pour aller les rejoindre. Pour le retenir, j’ai dû mobiliser une énergie inhabituelle, à tel point qu’une tendinite commençait à faire son apparition dans mon bras gauche. Car son entrée dans le jeu eût été immanquablement suivie d’un accaparement de l’objet, ainsi que de sa mise à mal, car pour Goliath s’emparer d’un ballon signifiait le prendre dans sa gueule et le tenir avec ses crocs. Là résidait le plus grave des problèmes posés par la présence de Goliath à mes côtés…

J’ignore ce qui avait pu amener ce chien à un tel point de dépendance au jeu. Goliath, même s’il répondait aux injonctions de base, n’était pas très éduqué. Mais je l’aimais comme il était, et la priorité, pour l’heure, n’était pas liée à des problèmes de comportement, d’autant qu’il n’a jamais rien montré qui puisse provoquer quelque inquiétude. Lorsqu’on marchait, et qu’il était détaché, il ne s’éloignait jamais trop, et revenait lorsqu’on l’appelait, à moins que quelque chose de plus intéressant ne retînt son attention. En un mot, il obéissait assez souvent, mettant tout son cœur à faire plaisir.

Un jour il a repéré avant même que je puisse faire un geste un gosse qui tenait à peine sur ses jambes et un adulte dans un espace vert à peu près désert. A côté du gamin, il a tout de suite vu le petit ballon multicolore qui n’attendait, bien sûr, que lui… J’ai eu beau hurler, courir, il est arrivé avant moi au but et s’est emparé du jouet. Le petit n’a pas bronché. Goliath, lui, était très content et très fier de lui. Moi, je me suis confondue en excuses auprès du jeune papa, lui proposant de lui rembourser l’objet avant de me souvenir que j’étais partie les poches vides. Je m’attendais à me faire au moins engueuler, sans doute insulter (c’est généralement comme cela que ça se passe lorsque l’on croise des adultes ayant charge d’âmes et que l’on est accompagné d’un chien dévoreur potentiel d’enfants innocents). Mais rien de tout cela n’est arrivé. Le jeune homme ne s’est pas du tout ému de la situation. Il m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème, que lui-même avait un chien et qu’il savait ce que c’était… Je n’en croyais pas vraiment mes oreilles. Je suis partie soulagée. Goliath avait gardé le ballon.

Il était un peu voleur aussi. Sa grande taille lui permettait d’avoir accès à la nourriture des chats, disposée sur différents meubles. Il profitait d’un moment où j’étais occupée pour commettre son larcin. Parfois, je faisais celle qui ne voyait rien. Parfois aussi, je le fâchais. Pas très fort cependant. Il baissait la tête en me regardant d’un air contrit. Du coup, je n’avais plus du tout envie de le gronder.

Il adorait les bisous. Il approchait sa grosse bouille, et très doucement, collait sa joue contre la mienne. De même sa façon de prendre les friandises qu’on lui tendait, et dont il était fou, était toute en délicatesse. Pas de goinfrerie chez lui, même si, pendant les quelques semaines où il a montré un bon appétit, il liquidait sa gamelle sans hésitation. En revanche, il n’aimait pas l’harmonica, ni la tondeuse à gazon…

Notre cohabitation était heureuse. Au début, je l’ai amené plusieurs fois voir son maître qui disait vouloir passer la journée avec lui mais me rappelait au bout d’une heure pour que je vienne le chercher : il ne savait sans doute que faire de cet encombrant camarade. Goliath n’était pas dupe. Il ne se faisait jamais prier pour repartir, et il retrouvait la maison avec une joie évidente, fonçant vers ses jouets pour vérifier qu’ils étaient encore là où il les avait laissés, bien groupés.

A ce moment-là, Goliath avait gardé intacte toute sa vitalité, d’autant qu’une première injection de Kidrolase, puis une chimiothérapie quelques jours plus tard, d’autres dans les semaines suivantes, avaient donné comme un petit coup d’arrêt à la maladie. J’ignorais alors que cet état de grâce ne durerait pas longtemps. Même si je savais que le traitement ne le guérirait pas, ne faisant qu’accorder un sursis plus ou moins long…

Goliath était issu d’un croisement entre un labrador et un chien d’une race géante. Du premier il avait le caractère enjoué, du second la corpulence et cette drôle de démarche chaloupée qui avait quelque chose à voir avec celle de mon Lulu, le saint-bernard mort en décembre 2015. Il était magnifique, lorsqu’il trottinait, la tête haute, son pelage sombre luisant comme une laque. Mais Goliath était encore plus généreux que Lulu dans la production d’une salive gluante qu’il laissait traîner en abondance un peu partout, y compris dans les gamelles d’eau que l’on devait changer dès qu’il y avait mis le nez.

Un jour Goliath est tombé malade. Vomissements, diarrhée… Le vétérinaire a diagnostiqué une infection digestive. En réalité c’était l’une des manifestations de son lymphome. Les antibiotiques en sont venus à bout, mais il est resté très fatigué. Sa belle énergie s’est lézardée. Il a peu à peu retrouvé de l’appétit, mais cela n’a pas duré. La mort dans l’âme, je le voyais faiblir de jour en jour, et je savais qu’on était en route pour la fin. Il m’importait que Goliath soit le plus heureux possible, pendant ces quelques semaines qui lui restaient à vivre, voire ces quelques jours. Je ne lui refusais rien. Son pas est devenu très lent, trop lent. Parfois ses pattes se dérobaient sous lui, mais il gardait son humeur joyeuse. Quelques heures avant sa mort, il voulait encore jouer à la balle, même si l’ardeur qu’il pouvait y mettre sentait le désastre.

Mais enfin, seule la vie importe. Lorsqu’elle est là, la mort n’est rien d’autre qu’une idée, une éventualité sans véritable consistance. Lorsque la mort est là, c’est la vie qui n’y est plus. L’une et l’autre ne font que se croiser. Se rencontrent-elles en un temps très court, un millième de seconde ? Qui peut le dire ? Il nous faut vivre pourtant chaque jour dans l’antichambre de cette mort dont nous savons qu’elle nous effacera à tout jamais du cadre. Et même les beaux, les riches, les célèbres, dans quelques siècles que restera-t-il de leur passage ? Un nom de rue ? Trois lignes dans un dictionnaire ? Au mieux des traces sous forme d’images, d’écrits… Et des animaux, que reste-t-il ? Rien. Rien que l’affection que quelques vivants auront portée à quelques-uns d’entre eux. Et le souvenir qu’ils en garderont. Je trouve cela injuste. C’est pourquoi j’essaie de donner une miette d’éternité à ceux que j’ai connus. Ce n’est pas grand-chose, en regard de leur confiance et de leur loyauté.

En racontant ces quelques compagnons (j’en ai encore quelques-uns à griffonner) je voudrais que l’on se souvienne d’eux un peu et aussi des légions d’anonymes qui les accompagnent. Goliath, comme beaucoup d’autres, mérite son petit panthéon. Ces lignes ont pour but de tous les y installer.

Les animaux meurent sans chichis. Goliath s’est éteint alors que nous roulions pour nous rendre chez le vétérinaire de garde. C’était le vendredi 22 juin. Il était environ 22 heures. Je crois qu’il avait sombré dans l’inconscience depuis un moment. Les quinze ou seize semaines que nous avons passées ensemble ont été marquées par la joie, la tendresse, parfois un brin d’agacement chez moi, et tout à la fin, une tristesse à la mesure de ce grand toutou, de ce chiot géant dont je garderai un souvenir doux et tiède, comme son souffle sur ma main.

Goliath n’est plus que cendres, à l’heure qu’il est. Il continuera cependant à vivre dans mon souvenir jusqu’à ce qu’à mon tour je disparaisse. Je suis une châsse pour toutes ces bêtes que j’ai aimées, tenté de protéger, maladroitement quelquefois. Elles ont été, et sont encore, mon bonheur. D’autres viendront, moins nombreuses au fil des années, mais comment envisager la vie sans elles ?

J’ai jeté les nombreux ballons égarés que Goliath avait chapardés au gré de nos promenades. J’en ai seulement gardé un, parce qu’il l’aimait bien, et aussi une balle bleue qui lui avait été offerte par une amie. Aujourd’hui, l’un et l’autre, tous seuls dans l’herbe du jardin, semblent comme orphelins…

Josée