« Fort heureusement, il n’y a aucune victime… », c’était le commentaire qui revenait en boucle sur les stations d’info, lorsqu’on évoquait l’incendie géant qui était en train de ravager la province de l’Alberta, au Canada. Une centaine de milliers de personnes évacuées, un brasier s’étendant sur une surface gigantesque (au moins, dit-on, comme quinze fois celle de la ville de Paris). Mais « il n’y a aucune victime ». En était-on bien sûr ? N’aurait-on pas dû préciser « aucune victime humaine » ? Car des victimes, il y en a eu. Même sans les voir, sans les connaître, on est sûr qu’elles existent, qu’elles sont innombrables… Ces victimes, ce sont les animaux qui se sont fait piéger par la fournaise… Pas de plan d’évacuation pour eux. Mammifères surtout, ainsi que reptiles et tous autres animaux vivant au sol, mais aussi sans doute poissons, oiseaux, batraciens… Des insectes aussi, bien entendu. Ils ne comptent donc pour rien ? Non, ils ne comptent pour rien. C’est comme s’ils n’existaient pas, comme s’ils n’avaient jamais existé. La renarde qui devient folle d’angoisse parce que le feu approche du terrier où elle garde ses petits, les cervidés qui fuient devant l’ennemi implacable qui ne va pas tarder à les rattraper, les flammes qui se referment sur les uns et les autres, la peur panique, la souffrance… Asphyxiés, brûlés vifs… Et l’on nous dit benoîtement qu’il n’y a « aucune victime »…

Il en va ainsi de toutes les catastrophes naturelles, séismes, raz-de-marée, voire d’accidents d’origines diverses… Ils ne s’en prennent qu’aux hommes. Ils ne font de victimes qu’humaines. Celles-là seules sont importantes. Comment pourrait-il en être autrement ? Combien sommes-nous à penser que nous avons, sinon un devoir d’assistance envers les animaux, au moins une obligation morale de reconnaissance de leur existence ?

La bête du Gévaudan, dangereuse et maléfique.

La bête du Gévaudan, dangereuse et maléfique.

Les pompiers et tous ceux qui se trouvaient sur les lieux avaient donné un nom à l’incendie, comme on donne un nom aux ouragans. On ne peut lutter efficacement que contre ce que l’on nomme. Ils l’avaient appelé « The Beast ». Un terme dérivé du latin bestia, qui signifie « bête ». Pas n’importe quelle bête, cependant. Bestia désignait l’animal destiné aux arènes. C’était celui qu’affrontaient les gladiateurs… Bestia a donné, en français, « bête » bien sûr, mais aussi bestial, bestiaire, et « beast » en anglais… La bête c’est l’animal féroce, l’animal maudit, comme la bête du Gévaudan ou de l’Apocalypse. La bête de l’Alberta, qui n’en était d’ailleurs pas une, a coûté la vie à des multitudes d’autres bêtes bien réelles, celles-là, et qui n’avaient rien ni de dangereux ni de maléfique.

L’on fait dire aux mots ce que l’on veut. Et, c’est étrange, les métaphores « animalières » sont rarement favorables aux animaux ou, c’est selon, aux bêtes…

L’actualité est une source inépuisable de motifs de s’enthousiasmer. Il y a les animaux victimes de The Beast, et puis il y a aussi cette terrible histoire qui s’est déroulée dans un foyer alsacien. Un chien, un american staff, a tué un enfant de dix-huit mois, chez ses grands-parents. On ne sait pas grand-chose des circonstances de l’accident, si ce n’est que le chien était attaché à une longe et qu’il n’appartenait pas aux occupants de la maison, mais à un neveu… Le chien avait la réputation d’être gentil. Le maire a pris en urgence un arrêté d’euthanasie.

Un enfant en bas âge n’est pas forcément identifié par un animal comme n’étant pas un ennemi. Il peut être perçu comme un autre animal, au comportement étrange et peut-être hostile. Ses gestes, ses cris, ne sont pas forcément décryptables si le chien ne connaît pas déjà l’enfant. Les races de chiens ont été créées de toutes pièces par les hommes, pour que les chiens soient conformes à ce que l’on attend d’eux. Un am’ staff est un molosse, il est programmé pour monter la garde. En l’attachant, on lui impose un territoire à garder. Ce territoire, il peut refuser de le partager avec quelqu’un d’autre, animal ou humain. Un enfant, contrairement à un adulte, n’a aucun ascendant sur un chien et ne sait pas décoder ses attitudes. En ne tenant pas suffisamment compte de ces éléments, on prend de gros risques. Et de toute façon, un chien à l’attache, parce qu’il n’a pas de solution de fuite dans le cas où il pressent un danger, peut être sur la défensive. Mais quel commentateur, sur quel média, aura pris la peine de donner ce genre de précision ? Ne nous étonnons pas si la plupart des gens pensent qu’un chien est un tueur d’enfants potentiel. Et ne vous étonnez pas si, lorsque vous marchez dans la rue avec votre bon gros corniaud de quarante kilos, les gens qui vous croisent changent de trottoir…

Ils sont des centaines de milliers, des millions, en France, ou ailleurs, à survivre ainsi, au bout d’une chaîne, ou d’une longe, peu importe. Leur inexistence, leur silence, est la seule trace que nous ayons d’eux. C’est peu. Cette pratique devrait être interdite, et considérée comme une grave maltraitance. Mais elle ne l’est pas. Toutefois rien ne dit que l’am’ staff dont il est question plus haut vivait en permanence à l’attache, et il ne nous appartient pas de commenter un événement dont nous ne savons quasiment rien. Il s’agit d’un accident épouvantable, comme tous les accidents qui coûtent la vie à des innocents… Mais c’est un événement lourd de sens, et dont la population canine dans son ensemble fait les frais.

Les pages des journaux, les chroniques des radios, les infos TV, sont pleines de ces menaces rampantes, de ces souffrances ignorées. Mais on y trouve aussi des sarcasmes à bon compte, des tentatives sournoises de discrédit contre ceux qui s’émeuvent de la souffrance des bêtes, ou plus simplement qui se soucient de leur sort. Un poncif de ces moqueries concerne, par exemple, les soins de toilettage un peu poussés et autres maniaqueries consuméristes qui n’ont rien à voir avec la cause des animaux, mais tout avec leur instrumentalisation au profit d’ego un peu tourmentés. Cela devient tout naturellement une « preuve » que TOUS les propriétaires d’animaux ne sont pas très sains d’esprit. Récemment encore, alors que sur France Info était diffusée plusieurs fois dans la journée une interview passionnante de Florence Burgat, dont nous avons en vain voulu retrouver la trace sur le site, le même site de la même radio du même service public proposait une rubrique lourde d’ironie facile, intitulée « Animal on est mal » et qui portait sur l’éventualité d’instaurer des congés « parentaux » pour les détenteurs d’animaux de compagnie dans certains pays anglophones. Le commentateur s’est déchaîné. Des congés parentaux ! Et puis quoi encore ? Ah ah ah !… « Les manifestations d’affection envers les animaux sont encore considérées par beaucoup comme les symptômes inquiétants d’une maladie mentale honteuse… », écrit Jean-Pierre Marguénaud dans « Le Droit animalier » (Presses universitaires de France). Qui a une seule fois fondu d’angoisse en se demandant si son vieux chien malade, laissé seul à la maison, allait tenir le coup jusqu’à ce qu’on puisse s’extraire de son lieu de travail, comprendra de quoi il est question.

Les médias sont souvent inconséquents voire malveillants et cyniques lorsqu’il s’agit des animaux. Sauf s’ils se fendent d’une interview de VIP, genre Aymeric Caron, Matthieu Ricard, Franz Olivier Giesbert ou autres locomotives qui ont viré leur cuti, sont devenus tout à coup végans, mais qui doivent leur célébrité à tout autre chose que la cause animale. Cette dernière d’ailleurs n’aurait jamais suffi à les faire ce qu’ils sont. Mais dans le quotidien des gazettes, et même dans les grands médias nationaux, dès que l’on sort du parisianisme, du buzz, de l’info qui claque, genre « horreur à l’abattoir », tout événement lié aux animaux est relégué dans ce que l’on nomme la « rubrique des chiens écrasés ». Horrible terme qui n’est hélas que trop signifiant. La plupart des journalistes, en effet, ne se posent pas la moindre question sur leurs assertions. Qu’il s’agisse des chiens tueurs, des victimes de l’incendie de l’Alberta qui n’existent pas ou encore des « congés parentaux » pour les détenteurs d’animaux de compagnie, on est dans le déni, dans le sensationnalisme ou dans la dérision. Trop rarement dans l’info sérieuse, étayée, réfléchie. Les médias et les animaux, c’est dans la plupart des cas un rendez-vous manqué.

Josée Barnérias

Photo de une : Jonathan Hayward