En décembre 2009, un ancien agriculteur vivant encore dans son village de Haute-Vienne voyait débouler chez lui un escadron d’agents de l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage). Ils venaient chercher les cinq marcassins de moins d’un an auxquels sa laie, Bichette, avait donné naissance, et dont il avait pris soin pendant de longs mois jusqu’à en faire des animaux fort fréquentables.

Guy et Bichette...

Guy et Bichette…

Ce monsieur, en effet, possédait une laie, qu’il avait élevée lui-même, l’ayant trouvée toute petite, et orpheline (*). Par décision spéciale du préfet, et après une âpre bataille, il avait pu la garder auprès de lui. Bichette avait environ trois ans lorsque, suite à un appel impérieux de la nature, elle réussit, en période de chaleurs, à s’enfuir de l’enclos que son « papa » adoptif avait construit pour elle. Quelques mois plus tard, elle donnait naissance à cinq merveilleux petits marcassins. Et pour le vieux monsieur, c’est là que les ennuis allaient commencer. Car, si l’on avait toléré qu’il gardât sa Bichette, en revanche, il n’était pas question de lui laisser les petits. Il serait bien étonnant qu’ils fussent encore en vie…

Le triste sort des marcassins captifs

Le sort qui attend l’immense majorité des marcassins recueillis par des humains compatissants n’est pas toujours enviable. Les postulants à l’adoption d’un sanglier doivent être mis en garde. Un marcassin grossit à raison d’environ dix kilos par mois. Très vite, il devient un peu encombrant dans le salon ou la cuisine. Il a besoin d’un grand espace pour pouvoir vivre sa vie de sanglier, et ne peut se contenter d’un simple jardin. De toute façon, les autorisations de garde sont délivrées au compte-goutte. Donc, un jour ou l’autre, c’est fatal, il finira dans l’un de ces enclos dont les chasseurs se servent pour entraîner leurs chiens et qu’ils appellent, fort à propos, des « parcs d’entraînement ».

Ces sites sont la propriété d’agriculteurs ou de chasseurs (parfois les deux). Ce sont des espaces clos, s’étendant sur plusieurs hectares, où l’on met des animaux chassables, sangliers ou autres, en présence de chiens. Les premiers, ne pouvant pas s’enfuir, sont bien forcés de subir les assauts parfois mortels des seconds qui les harcèlent et les mordent. En principe, aucun coup de fusil n’est tiré. Mais cette pratique n’en est pas moins cruelle. Les sangliers, comme les cochons, sont émotifs et craintifs. Dans ce genre de situation , ils subissent stress et souffrance. Les propriétaires des parcs, qui sont aussi, très souvent, éleveurs de sangliers, en gardent quelques-uns, pendant un temps, pour la reproduction. Leurs petits finiront dans le parc où à l’étal des boucheries pendant les fêtes de fin d’année.

Il existe en France plusieurs centaines (voire des milliers) de ces sites. Il est fort difficile d’en connaître le nombre exact, les autorités, mais aussi les chasseurs, répugnant à dévoiler ce genre d’information qui, il faut bien le dire, n’est pas de nature à soulever l’enthousiasme des foules. Curieusement, alors qu’il est officiellement interdit de garder en captivité des animaux sauvages et que certains particuliers sont littéralement harcelés par les autorités pour cela, les propriétaires de ces parcs n’ont aucune difficulté à héberger plusieurs dizaines de sangliers qui sont leur propriété, pour pouvoir pratiquer tout à loisir ce qu’il faut bien appeler « chasse en boîte », même si le prétexte officiel, l’entraînement des chiens, a une connotation beaucoup plus… sportive.

Les cinq petits de Bichette ont donc été conduits vers un autre destin que celui qu’aurait souhaité pour eux un homme gentil, protecteur, plein de respect et d’amour pour les bêtes et la nature. S’en séparer a été un crève-cœur, mais l’administration ne connaît guère la compassion. Dura lex, sed lex.

L’horreur des « parcs d’entraînement »

A l’époque, nous avions cependant réussi à savoir où avaient été transférées les pauvres bêtes qui ont dû trouver dans le traitement qu’on leur réservait une sacrée différence avec leur vie d’avant. On a dit, pour consoler leur protecteur, qu’ils seraient désormais destinés à la reproduction. Il a bien fallu qu’il s’en contente.

L’heureux adoptant des cinq marcassins, en Creuse, a été joint par téléphone, histoire de prendre des nouvelles de ses nouveaux pensionnaires. Mais le bonhomme, matois, a fait mine ne pas se souvenir de ces animaux, enfin pas tellement. Après tout, qu’est-ce qui ressemble autant à un sanglier qu’un autre sanglier ? Il a admis en faire l’élevage, à proximité des parcs d’entraînement, ce qui, on en conviendra, est bien commode.

Ce témoignage est resté longtemps dans nos archives. Nous l’avions presque oublié. Il date de quelques années mais il est, hélas, toujours d’actualité… Le voici.

L’homme a qui ont été remis les marcassins faisait reproduire des sangliers « pour, après, les mettre dans l’enclos ». Il hébergeait « une vingtaine de sangliers… Avec les petits, ça tourne autour de cent. » On a voulu en savoir un peu plus long sur la façon dont se passait l’éducation des chiens à la chasse au sanglier. « On met un sanglier dans l’enclos avec deux ou trois chiens », répondit le bonhomme, sans barguigner.

Je lui faisais remarquer que cela les stressait peut-être un peu, les sangliers. Sans blague… : « Ça les stresse ? Les gens sont stressés aussi, on choisit pas. » Dans le cas des sangliers, j’avais compris qu’on ne choisissait guère. Mais que l’on se rassure, l’individu n’avait pas le fond méchant : « J’aime les sangliers, alors c’est normal que je fasse ça. Et puis faut bien mourir un jour. Les gens se tuent sur la route, c’est pareil… »

Mon interlocuteur avait de ces raccourcis… J’éprouvais quelque difficulté à suivre son raisonnement fulgurant. Je m’étonnais. Garder des animaux sauvages, ce n’est pas interdit ? « Ah, non, M’dame, l’élevage c’est pas interdit. » L’élevage c’est une chose, mais « l’entraînement » ? « Oh, me lâchait-il, conciliant, vous savez, je fais ça pour amuser les copains. » Ah bon ? « Sur deux terrains, l’un de 40 hectares, l’autre du double. » De mieux en mieux… Ils paient pour cela, les copains ? Non, bien sûr… « C’est pour qu’ils s’amusent, je vous dis… » Je revenais alors sur les cinq marcassins qu’on lui avait « livrés ». Maintenant, ça y est, il se souvient. Je lui dis qu’ils étaient apprivoisés. « Moi, un animal domestique, je le rends sauvage… Faut le laisser faire, c’est tout. »

Je n’ose pas imaginer ce que ces pauvres bêtes ont dû subir. Ils n’avaient connu de l’humain que sa plus belle expression, celle qui est faite de bonté et de respect. Celle qui ignore la brutalité, la cupidité.

Il me restait une question à poser à cet individu qui m’a paru non seulement dissimulateur et brutal, mais aussi plein de suffisance stupide. Crétin et roublard. Chasse-t-il, ce bienfaiteur de la nature et de l’humanité ? « Non, je chasse pas. J’ai pas de chien. » Bon sang, le chien l’a échappé belle…

Josée Barnérias

(*) Lire l’histoire de Guy et de Bichette en cliquant ici