Début septembre 2014, Dominique Mauer, fondatrice de l’association Domaine des Douages, et son fils Jonathan, ont dû affronter la vente aux enchères du domaine de 90 hectares qu’ils occupaient depuis 14 ans avec 750 moutons sauvés de l’abattoir (et autres pensionnaires)… En effet, le propriétaire, endetté, n’avait plus d’autre choix que de vendre. Le rachat par la SAFER (Société d’aménagement de l’espace rural) qui se profilait aurait sonné le glas de cette immense entreprise de sauvetage. Une pétition soutenue par plusieurs associations, qui a recueilli plus de 71.000 signatures, a finalement fait pencher la balance. Et, in extremis, le domaine, grâce au geste de générosité inouï de Jean-Louis Gueydon, président de la Fondation pour une Terre humaine, a été sauvé. Il l’a racheté et en a confié la gestion à Dominique et son fils Jonathan. Ainsi, le fil de la vie ne sera pas rompu et le Domaine des Douages continuera à montrer au monde qu’ici, les ovins ne sont pas des bêtes d’abattoir. Histoire d’un parcours…

LG Domaine-des-Douages 1-2560Son mari était « pilote d’hélico ». Elle, « Madame Tout-le-Monde ». Et elle aimait les animaux. Un jour, il y a eu de la reconversion dans l’air. Le couple est parti vivre à la campagne. « Madame Tout-le-Monde » a fréquenté pendant un an des cours pour adultes dans un lycée agricole, elle voulait faire de l’élevage d’ovins. Pas pour la boucherie, juste pour la reproduction. Mais elle a très vite repéré « des petits trucs qui (la) gênaient… »

Dominique Mauer s’est lancée tout de même. Elle explique : « Par rapport au mouton normal, une bête élevée pour la reproduction, ça vaut une fortune, six fois plus cher, un bélier dix ou quinze fois. J’ai foncé, naïvement. » Et elle poursuit, comme pour donner un sens à ce « naïvement » qui lui a valu bien des déconvenues : « Quand tu aimes les animaux, tu ne peux pas avoir la mentalité paysanne. »

Parce qu’un animal, à la ferme, ça doit rapporter de l’argent, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un animal de rente. Ou pour le moins ne pas en coûter… Dominique était une drôle d’éleveuse dont le comportement emplissait les autres éleveurs de perplexité, même si, comme elle dit, elle faisait « partie du clan ». « Dès que j’avais une brebis qui toussait, c’était le véto. Il ne faut pas perdre de vue qu’il existe deux sortes de vétos : ceux des villes et ceux des champs. Pour les seconds, si les soins arrivent à coûter plus cher que ce que vaut la bête, alors il vaut mieux lui asséner un coup de marteau sur la tête. Pour ces vétos-là, les frais occasionnés par un animal malade ne doivent pas dépasser sa valeur marchande. Sinon, faut le laisser crever. Moi j’étais naïve, je me suis dit que c’était pas possible qu’un véto parle comme ça. »

Les dures réalités de l’élevage n’ont, dans la foulée, pas tardé à s’imposer à Dominique. « J’ai eu des contacts avec des éleveurs de chiens. Plutôt que de vendre moins cher les chiots invendus, ils préfèrent les faire euthanasier. Pour ne pas casser le marché. N’importe quel type d’élevage, c’est pareil. J’ai vu de près ce que c’était. »

Ça commençait mal. Dans la foulée, le couple s’est séparé. « Je me suis retrouvée comme une conne dans une région que je ne connaissais pas. J’avais comme voisins un couple d’Anglais à peu près aussi paumés que moi. J’aurais dû vendre le domaine Mais je tenais à mes moutons. J’avais deux gamins, je ne pouvais compter sur personne, et il fallait que je me débrouille. »

Par le plus grand des hasards, le couple d’Anglais voisins de Dominique décidait alors de retourner en Angleterre. « Ils voulaient louer leur maison avec le terrain, moi ça m’intéressait, si je vendais le domaine. J’ai occupé la maison des Anglais en tant que gardienne, on s’était arrangé, il laissait ses affaires. Au bout d’un an, il est revenu, il m’a proposé que l’on crée une société agricole. Mais il voulait faire des animaux de boucherie. Moi j’étais coincée. Il restait ici entre deux et quatre mois par an, pour vendre les moutons. Quand il arrivait, avec Jonathan on prenait des agneaux pour les planquer et qu’il ne les vende pas. Lui c’était un vrai paysan, il n’en avait rien à foutre des bêtes. » Cette situation bancale a duré de 2000 à 2008. Et puis, en 2008, il a décidé de vendre. « Il m’a juste dit : merci, au revoir. » « On ne voulait pas partir. Le nouveau proprio est revenu avec trois copains pour nous foutre dehors. Il voulait tout envoyer à la boucherie. Mais on était en pleine période de fièvre catarrhale. Du coup, j’ai racheté tout le cheptel au prix le plus bas, 10 euros par animal. »

Et voilà que Dominique, à dater de ce jour, se retrouve avec un cheptel de 850 têtes ! « J’ai commencé à vendre du matériel, des bijoux. C’était très dur. On habitait dans une grande maison avec un chauffage central, mais on n’avait pas les moyens d’acheter du fuel. La première année, à Noël, on n’avait rien à bouffer. » La Croix-Rouge a bien donné à Dominique deux bons d’achat de de 20 euros pour la nourriture. Mais il était interdit de s’en servir pour acheter de l’alcool et… de la nourriture pour les animaux !

Et puis l’idée d’une association a fait son chemin dans la tête de l’ancienne éleveuse. Et le Domaine des Douages a vu le jour, en 2009. « Je me souviens du premier don : 200 euros. Après, il y en a eu d’autres. A chaque fois que je commençais à désespérer, il y avait un don qui arrivait. La Fondation 30 Millions d’Amis m’a contactée pour me demander si je pouvais prendre en charge 150 moutons supplémentaires. Ils sont arrivés en plein hiver. Il n’y en avait que 70, mais c’était des brebis et elles étaient toutes pleines. A la sortie, je me suis retrouvée avec 200 animaux de plus. Depuis cette époque, on survit, on essaie de durer. On n’a pas de subventions, on n’a pas de rentrées régulières. » L’association a mis en place un système de parrainage, « si on avait autant de parrains que de moutons, ça irait ». C’est la troisième année que Dominique s’adresse au Conseil général pour demander de l’aide, mais la réponse est toujours la même : ils ne peuvent pas.

Cet été, Dominique a été contactée par une éleveuse bio qui ne voulait pas envoyer ses animaux à la boucherie. Il y avait 29 brebis et un bélier. Valeur marchande : 1.500 euros. « Ils se sont privés de cet argent pour sauver leurs bêtes ». Dominique a « des brebis de 14 ou 15 ans, les hivers sont très froids, je leur mets des couvertures, mais si elles bougent pendant la nuit, elles les font tomber. J’en ai retrouvé qui étaient mortes de froid. »  Alors Dominique, avec l’aide de quelques tricoteuses bénévoles, leur a inventé des modèles de manteaux, du genre couverture de cheval, pour les protéger plus efficacement. C’est qu’une brebis peut vivre jusqu’à 16 ou 17 ans. La plus âgée du troupeau s’appelle Shiva. Elle est née en 1999.

Dominique, qui a appris à connaître les moutons, est intarissable à leur sujet. Elle sait maintenant que ces animaux sont bien loin du portrait débilitant qu’on a tendance à brosser d’eux. Sur son blog, elle a écrit un article « Les moutons sont-ils cons ? » pour rétablir la vérité. Elle a été épatée par la vie sociale de ces animaux pour qui le groupe a une importance vitale. Elle insiste sur les liens qui unissent les petits à leur mère. « Dans les élevages, on les sépare lorsque les agneaux ont l’âge de trois mois. Ça pleure de partout ! C’est horrible ! »

Désormais, il existe en France un paradis pour les moutons. Les pensionnaires de Dominique et de son fils Jonathan, qui l’aide au quotidien, ne partiront jamais pour l’abattoir.

Mais pour autant, ces petits bonheurs arrachés à une réalité violente ne rendent pas vraiment à Dominique Mauer la sérénité à laquelle, sans doute, elle aspire. Elle sait, pour en avoir eu les preuves, pour en avoir été le témoin, que les horreurs, tant dans les élevages qu’à l’abattoir, sont légion. Et tant que la vie sera ainsi, quelques moutons privilégiés seront en lieu sûr au Domaine des Douages. Encore faudra-t-il que Dominique et Jonathan trouvent, eux aussi, l’aide qu’ils espèrent et à laquelle ils ont droit…

Josée Barnérias