Beethoven est né en juin 2003. Lulu est mort en décembre 2015. Entre ces deux dates, un chien. Le même. Mais de ses dix premières années de vie, je ne sais rien, ou pas grand-chose. En revanche, je sais exactement ce qui s’est passé du 10 juillet 2013 à ce sinistre 15 décembre 2015 où Beethoven-Lulu s’en est allé…
Le 10 juillet 2013, donc, on m’a amené un saint-bernard qui avait pour nom Beethoven – les détenteurs d’animaux ne font pas forcément preuve d’une grande imagination quand il s’agit de baptiser leur compagnon – que La Griffe, considérant la situation difficile du chien, avait accepté de prendre en charge… Histoire de divorce, problèmes divers… Le chien était devenu importun. Les premières heures, les premiers jours, ont été difficiles. Le susdit Beethoven couinait, pleurait, aboyait, gémissait… Il me fallait le mettre progressivement en contact avec mes trois autres monstres, Zazie, Zitoune et Loukoum. Il était maigre, sale et sentait mauvais… J’étais désormais à la tête d’une meute dont le plus petit représentant pesait tout de même ses trente kilos… Je pensais que Beethoven allait rapidement trouver un foyer pour y passer le reste de ses jours et qu’il n’effectuerait chez moi qu’un passage relativement bref. Ça ne s’est pas passé comme cela. On ne place pas si facilement un chien géant de plus de soixante kilos, âgé de surcroît. Rapidement, je me suis fait une raison, d’autant que l’animal était sympathique. Au bout de quelques semaines, Beethoven semblait accepter de bon gré la vie que je lui proposais. J’ai depuis, toutefois, mesuré le désarroi, le chagrin, l’incompréhension qui ont dû être les siens pendant plusieurs jours après que son maître, qui pourtant s’en occupait bien peu, est reparti en l’abandonnant avec des inconnus…
Ce nom de Beethoven ne me plaisait guère. La référence au film à succès sorti en 1991 était assez grossière. Elle me faisait clairement comprendre, en tout cas, quelle avait été la démarche du couple qui s’était rendu acquéreur du chien auprès d’un éleveur… Mais pas question de laisser cet animal endosser plus longtemps la fonction de « doublure » d’une star de cinéma, si sympathique fût-elle. Pourrait-on l’appeler Ludwig Van, comme dans Orange Mécanique ? C’est une amie qui m’a soufflé le diminutif de « Lulu » ! C’était simple, il suffisait d’y penser…
Donc, en septembre 2013, Beethoven est devenu Lulu. Tout était en place pour sa nouvelle vie.
Il a fallu faire connaissance. S’apprivoiser. Et ça n’a pas été sans quelques coups de théâtre, même si Lulu s’est avéré être un chien intelligent au caractère enjoué, équilibré et pacifique. Le lendemain de son arrivée, Beethoven qui n’était pas encore Lulu trouvait le moyen de prendre la poudre d’escampette, à 7 heures du matin… Je les avais tous laissé sortir dans le jardin. Un quart d’heure plus tard, il en manquait un à l’appel ! Panique ! Effroi ! Il ne connaissait pas le quartier. Je le voyais déjà essayer de localiser l’autoroute pour aller retrouver son maître… Pendant deux heures, j’ai écumé le secteur en voiture, effectuant un itinéraire en spirale pour élargir mes investigations… Sans résultat. Je me suis résignée à revenir à la maison, folle d’anxiété. Il ne me restait plus qu’à téléphoner partout pour signaler la disparition de cette grosse bête qui, c’était ma seule consolation, ne risquait guère de passer inaperçue… Je me jetais sur le téléphone, composais le numéro de la fourrière et c’est lorsque quelqu’un a décroché que j’ai soudain vu, couché dans l’herbe rase de mon jardin, une forme familière : Beethoven était revenu, tout seul ! Alors j’ai su que ce chien était une sorte de génie, assez facétieux néanmoins… J’ai bafouillé un truc incompréhensible à l’adresse de mon interlocuteur et puis j’ai raccroché… Je ne savais pas encore par où était sorti le fugitif, mon jardin étant clos, ni par où il était revenu. Je n’ai compris que plus tard sa technique, car il m’a refait ce coup-là un certain nombre de fois… Il avait simplement envie, je pense, de se promener, à son rythme… Mais ce petit jeu pouvait lui coûter cher. Entre les véhicules, le tram qui passait un peu plus loin, les mauvaises rencontres possibles, je ne pouvais permettre plus longtemps ses escapades. J’ai fait monter et consolider la clôture, et à partir de ce moment-là, Lulu n’est plus reparti. Enfin, presque plus… Et on a vécu tous ensemble les deux ans et demi qui ont suivi sans le moindre problème…
En juin 2014, Zazie est tombée gravement malade. Elle n’aimait pas beaucoup Lulu et, dans ces cas-là, elle pouvait avoir la dent dure, mais comme il était plus gros qu’elle, elle n’osait pas trop l’agresser. Elle avait tout de même tenté l’aventure, deux ou trois fois. Mais lui, en qui le hasard de la génétique n’avait pas mis une once d’agressivité, s’était contenté de protester, étonné et choqué, sans même penser à montrer les crocs. Elle a dû être un peu décontenancée par cette placidité, une qualité qui ne faisait pas partie du monde de cette soupe-au-lait qui ne pensait qu’à en découdre. Au bout de quelques jours, sa maladie l’a emportée. Une fois Zazie partie, la paix est entrée dans la maison. Lulu et Loukoum étaient amis. Souvent on les retrouvait couchés côté à côte. Il est vrai qu’ils avaient atteint l’un et l’autre un âge où la prudence et l’économie de moyens tiennent lieu de sagesse. Zitoune la malinoise souvent s’emparait de Lulu pour lui passer de gros coups de langue enthousiastes à la commissure de la gueule. Le prenait-elle pour sa mère ? Son attitude était-elle une réminiscence de ces temps où ses ancêtres les loups nourrissaient les petits en régurgitant la nourriture ? Ou alors éprouvait-elle de la tendresse pour ce bon gros d’humeur égale qui tolérait tout le monde avec une confondante tranquillité ?
Quelquefois cependant, Lulu était brusquement pris d’une envie de jeu qui me laissait à penser qu’il était vraiment heureux : il se mettait à courir à toute vitesse en faisant plusieurs fois le tour d’un jardin un peu exigu pour ses embardées. Les autres chiens n’étant guère disposés à partager ses explosions de joie dévastatrices, il se jetait sur moi pour m’inviter à participer à ses cabrioles. Pour que je comprenne, il prenait dans sa gueule immense ce qui était à sa portée : un bras, une jambe, une cuisse… Le jeu était anodin mais la mâchoire puissante. Très vite j’ai compris qu’il fallait que je trouve, dès qu’une humeur ludique le gagnait, un objet de substitution à glisser entre ses deux mâchoires. C’est ainsi que les énormes cordes à nœuds achetées pour Loukoum qui ne les utilisait qu’accessoirement ont trouvé preneur… On a ri, on a joué comme des fous, souvent, mais le temps passant, il s’essoufflait plus vite, jouait moins longtemps. L’âge faisait son œuvre…
On m’avait dit qu’un saint-bernard a une espérance de vie de huit à dix ans. Mais à regarder vivre Gros Lulu, je me disais souvent qu’il serait un pied-de-nez à la science statistique. Je ne voulais pas qu’il nous quitte. Il avait, à force de gentillesse, gagné complètement sa place parmi nous. Les autres animaux l’aimaient bien, pour le moins il ne les dérangeait pas. Moi, plus le temps passait, et plus je m’attachais à ce personnage débonnaire dont la bienveillance n’était jamais prise en défaut. Il arrivait que, lors de nos balades dans le quartier, il aboyât sur un roquet, qui, protégé par une clôture, se mettait à insulter copieusement notre équipage lorsque nous passions devant chez lui. Mais il n’insistait pas. C’était juste pour protester un peu. Et puis pour nous rassurer sur son rôle. Après tout, n’était-ce pas à lui, le plus grand, le plus gros et le plus costaud de la meute, de jouer les redresseurs de tort ? En tout cas, Lulu me donnait l’impression que c’était lui le pilier sur lequel notre famille mixte bipède/quadrupèdes reposait.
Lulu regardait droit, d’un regard sans crainte et sans malice sous des paupières mi-closes en forme de boutonnière, et en soulevant légèrement le museau, ce qui lui donnait toujours un petit air mi-étonné, mi-intéressé. Il était intelligent et naïf à la fois. Il avait très bien compris comment ouvrir, avec le museau, la porte-fenêtre qui donnait dans le jardin. Dès que j’avais le dos tourné, je pense, il libérait la meute en omettant de refermer derrière lui, permettant ainsi au chauffage de s’échapper pour aller se répandre à l’extérieur. Les économies d’énergie n’étaient pas son fort. Lulu n’avait rien d’un chien vert. Lorsque nous passions le portail pour la balade, il marquait une pause alors qu’il n’était qu’à moitié sorti, considérant sans doute que, comme la tête était passée, tout le reste avait logiquement suivi. Je devais le tirer ou le pousser un peu pour pouvoir ramener le battant dans sa position initiale.
Au début, les balades allaient leur train, sans hâte, certes, mais sans trop de lenteur non plus. Zitoune, la plus alerte et la plus pressée, marchait loin devant. Loukoum effectuait des zigzags en permanence, quant à Lulu, c’était une force qui va. Il avançait droit devant lui d’un pas égal, ne tournant qu’à angle droit, et marquant de fréquents arrêts pour renifler le sol pendant quelquefois plusieurs minutes, ce qui avait le don de m’exaspérer. Attendre l’un, récupérer l’autre et essayer de rappeler la troisième qui avait pris une considérable avance, voilà le sport que j’ai pratiqué pendant plus de deux ans. Quant à faire tourner Lulu, lui faire prendre une direction qui ne l’inspirait pas ou bien lui faire faire demi-tour, c’était un exercice particulièrement difficile. Autant demander au Titanic d’éviter l’iceberg…
Lulu inspirait la confiance. Les gens, les gosses, venaient à sa rencontre. Il les accueillait gentiment, sans ces démonstrations de joie débridée que l’on observe souvent chez les chiens plus petits en taille, mais avec calme et bonne humeur. Il se prêtait de bonne grâce aux haltes qu’il nous arrivait de faire parfois auprès d’inconnus qui s’esbaudissaient devant sa taille inhabituelle et son allure de nounours. Les gamins l’appelaient tous Beethoven, ce qui devait lui rappeler des souvenirs. Mais quoi qu’il en soit, Beethoven ou Lulu, le quadrupède poilu ne répondait à son nom que lorsqu’il le jugeait utile.
Lulu n’avait pas beaucoup de défauts, et ceux-ci étaient véniels. Il était têtu. La seule façon d’obtenir quelque chose de lui, c’était de mettre en éveil sa gourmandise. Car il était aussi gourmand. La plupart des chiens le sont. Et loyal, car jamais il ne m’a rien volé. Compte tenu de sa grande taille, il l’aurait pu. Cependant il n’hésitait pas, s’il en avait la possibilité, à spolier les chats de leurs croquettes…
Lulu était un chien solaire, lumineux… Je considérais comme un privilège de l’avoir accueilli chez moi, et j’aurais voulu que cette cohabitation dure longtemps, très longtemps… Mais les jours, les mois passaient, nous rapprochant inexorablement, je le savais, du terme. Je redoutais l’instant où il me faudrait lui dire adieu pour toujours. Je savais combien il allait me manquer, nous manquer à nous tous qui étions irradiés par sa présence d’animal fabuleux et familier, innocent et facétieux. Lulu marchait moins vite et moins longtemps, mais tous les jours, à 18 h 45, il donnait de la voix jusqu’à ce que je lui eus servi son repas. Il était toujours aussi beau, et j’adorais plonger mon visage dans son pelage laineux qui avait depuis belle lurette perdu la méchante odeur qu’il portait à son arrivée. Je me disais que tant qu’il continuerait à réclamer à grand tapage sa gamelle, il n’y avait rien à craindre pour lui… De plus en plus, chaque jour qui passait était un petit miracle. Comme nous étions heureux, tous, chiens, chats, et moi ! Je ne suis pas une adepte des théories new age, mais Lulu me semblait attirer sur nous, par la seule force de son innocence, toutes les ondes positives qui gravitaient dans le quartier…
Et puis un jour, j’ai su que c’était le début de la fin. Ça a commencé par un bobo, a priori peut-être rien d’inquiétant. Le vétérinaire s’est montré assez rassurant, avec quelques réserves toutefois. Je demandais à Lulu de tenir bon, encore quelques mois… Arriver à souffler ses treize bougies, pour un saint-bernard, ça aurait de la gueule, non ? Mais j’ai compris bien vite que cet anniversaire n’arriverait jamais… Le quatrième jour, au matin, j’ai trouvé Lulu étendu dans l’entrée. Il a fait l’effort, parce que je le lui demandais, de marcher jusqu’au séjour. Il s’est couché, avec la tête sous le sapin de Noël. J’y ai vu – mais peut-être ne s’agit-il que d’extrapolations – comme une volonté de retrouver l’odeur du végétal… Lulu n’aimait rien tant que d’aller s’affaler dehors, par n’importe quel temps, et je devais aller le chercher avec une friandise pour qu’il consente à rentrer. De la journée, il n’a pas bougé. Il faisait mine de dormir. Dormait-il vraiment ? Il a accepté de prendre les médicaments que je lui tendais dans une portion de fromage fondu. Souvent, je suis allée m’asseoir à côté de lui. A un moment, il a posé sa tête sur mes genoux, l’a laissée quelques secondes et puis l’a ôtée… Peut-être était-ce inconfortable… Peut-être était-ce une manière de lâcher prise, de s’éloigner du monde, de s’éloigner de nous, de moi…
Mes amis sont venus en fin d’après-midi. Nous l’avons porté jusqu’à la voiture : il ne pouvait plus tenir sur ses pattes. Cette fois, je savais bien que c’était le dernier voyage. Jusqu’à l’arrivée chez le vétérinaire, personne n’a pipé mot. Trop de chagrin, d’appréhension… Est-ce qu’on apprend à se séparer de ceux qu’on aime ? Moi je ne sais pas. J’ai vu au cours de ma vie partir gens et bêtes. A chaque fois, j’en ai éprouvé et en éprouve encore aujourd’hui une peine stridente, coupante comme fil de rasoir. Lulu s’en est allé doucement. Souffrait-il, tous ces jours qui ont précédé sa mort ? Sans doute un peu. Mais qu’est-ce que la souffrance ? A-t-il pu autant souffrir que lorsque son maître l’a laissé ? A-t-il pu autant souffrir que je souffre aujourd’hui de ne plus voir sa grosse tête se balancer de joie lorsque je rentrais du travail ou des courses ? De ne plus entendre sa voix de basse réclamant la précieuse gamelle ? Pourtant il me semble entendre et voir encore tout cela… Lulu ne s’éloigne pas vite, il faudra bien pourtant que je le laisse partir…
Qui pourrait renoncer de bon cœur au bonheur ? Car Lulu, c’était ça : un gros bonheur…
J.B.