Après son repas, beaucoup plus copieux que d’habitude, il cherche une place abritée au soleil pour y faire un somme. Les feuilles mortes sont tièdes et craquantes et, malgré la danse des moucherons dans la lumière qui l’agace un moment, il s’endort sitôt allongé. Le jardin à l’abandon a la douceur des choses usées, vieilles dentelles de feuillages dévorés d’insectes, poudre d’or dans les rayons de soleil et bruissement de soie de l’herbe sèche.
Le tintamarre d’une voiture dans la ruelle peu fréquentée le réveille et, en alerte, à demi caché par un buisson, il observe la masse blanche qui avance.
L’ambulance arriva au ralenti, puis se gara exactement devant la porte de bois écaillée d’une maison modeste et délabrée. Le quartier tout entier respirait la tristesse et l’abandon, malgré des restes de gloire passée. Dans les années trente, cet ensemble de pavillons en meulière entourés de jardinets clos de murs de briques ou de béton avait dû être vivant et prospère, mais au fil des décennies ses habitants avaient vieilli et le quartier lui-même avait pris des rides : sa gaieté avait fait place à la grisaille, les arbres avaient disparu, abattus ou morts, les grilles et les persiennes rouillaient, les briques étaient brunes de crasse et les panneaux de béton laissaient parfois apparaître par de grandes brèches des potagers abandonnés.
L’ambulancier quitta son véhicule, un imprimé à la main et après avoir sonné deux fois, reculé d’un pas pour mieux voir la façade aux volets clos, il poussa la porte qui s’ouvrit. Le couloir sentait le renfermé et la pisse de chat, mais il était propre. Dans l’encadrement d’une porte, la vieille dame surgit sans bruit, comme une apparition. Elle était très menue, mais toute droite et bien proportionnée, comme une poupée fragile à cheveux blancs. Elle portait un élégant tailleur d’une autre époque et s’appuyait imperceptiblement sur une canne. Il la trouva plutôt agréable et coquette, et répondit chaleureusement à son amabilité.
Il en avait l’habitude, des petits vieux. « Mes » petits vieux, comme il aimait à le dire, quand il racontait leurs départs, leurs rendez-vous à l’hôpital, et beaucoup plus rarement leurs voyages pour la maison de campagne d’un enfant. Mais son travail aujourd’hui serait difficile, et il sentit que malgré toute son expérience et sa patience, arracher la vieille dame à sa maison, à ses souvenirs, à sa vie, serait une lamentable mise à mort. Il lui aurait fallu des heures. Il aurait aimé écouter le récit d’une existence devant la dernière goutte de guignolet, jouer les confidents dans la pénombre striée de soleil du salon aux persiennes tirées, parcourir une dernière fois avec elle les chambres inhabitées et froides comme le tombeau de ses souvenirs, jeter un œil discret sur les photos des enfants, des fillettes joufflues avec chouquettes dans les cheveux, et admirer la prestance de Marcel posant dans un cadre doré souillé par les mouches. Il aurait suivi le récit de leur vie, banale, modeste, mais heureuse, à une époque où les bonheurs étaient accessibles et coûtaient moins cher qu’aujourd’hui. Il lui aurait dit combien, vrai de vrai, Marcel était bel homme, qui l’avait quittée trente ans auparavant, emporté par la perfidie des brunes qu’il avait grillées depuis sa jeunesse, dans d’odorantes volutes bleutées…
Les valises étaient prêtes ; deux petites valises métalliques comme on n’en voyait plus qu’aux puces. Toute une vie qui partirait dans deux moches valises de ferraille. Décidément, il n’aimait pas du tout aller les chercher, ses petits vieux. Sale boulot, abandon que la famille évitait sous prétexte d’un transport en ambulance. Il jeta un coup d’œil circulaire, repéra quelques bibelots, une travailleuse ancienne, un voltaire pas trop avachi… « ils reviendront pourtant, et dès qu’on sera parti », pensa-t-il avec colère. La vieille dame était toujours immobile, appuyée sur sa canne et silencieuse ; elle ne lui avait rien dit. Les bribes de son histoire, il les connaissait par son dossier ; ce n’était pas une curiosité indécente de sa part, mais il avait toujours peur de faire une gaffe, de briser un peu plus ces ombres. Il croyait aussi que cela lui était plus facile, après qu’il avait appris que ces gens avaient vécu normalement, peut-être même heureux. Le temps pressait, pas le sien, mais celui de ses employeurs, celui des imprimés qu’il lui faudrait remplir, celui des administrations gérées par des entités déshumanisées, dont la pensée oscille entre règlement et plan comptable. Il consulta sa montre, il leur restait dix minutes. Cela lui sembla suffisant, la vieille dame était calme, comme absente.
« Il faut y aller, maintenant ». Il saisit les deux valises, fit trois pas, se retourna, elle n’avait pas bougé. « Je reviens vous chercher… ». Il chargea les bagages et regagna lentement le pavillon. Il n’aimait vraiment pas les instants qui allaient suivre, d’autant moins qu’il ne savait pas réagir au mutisme désespéré qu’elle opposait à tout ce qu’il avait pu lui dire pour la rassurer et lui adoucir l’épreuve. Elle n’avait toujours pas bougé. Cela l’inquiéta au point qu’il lui glissa la main sous le coude, pour l’entraîner, mais aussi, peut-être, pour vérifier qu’elle appartenait toujours à son monde, celui des vivants. Le bras était tiède et léger, il se raidit. Elle essaya de se hisser sur la pointe des pieds, et lui murmura : « Y’a Marcel, il faut que je dise au revoir à Marcel », le dernier mot était à peine audible car elle pleurait. Une sacrée sentimentale, pensa l’ambulancier qui s’écarta pour lui laisser quelques minutes de tête-à-tête avec son univers où trônait encore le portrait de Marcel. Mais il fut sidéré de l’entendre appeler d’une voix chevrotante « Marcel, Marcel… »
Et encore davantage de voir apparaître sur le pas de la porte d’entrée un énorme chat roux au pelage tigré, épais et mousseux : Marcel.
La nuit tombe avec sa fraîcheur et ses odeurs particulières de cuisine et de feuillages humides. Il est assis devant la porte, après avoir miaulé, puis gratté sans succès. Il est attentif aux bruits, aux silhouettes sombres qui de plus en plus rarement passent dans la rue, mais il attend. A tout instant il tend l’oreille vers l’huisserie, tourne légèrement la tête, lève le museau vers le bouton de porte d’où viendra le grincement habituel, annonciateur d’écuelle pleine et d’édredon bien chaud. Les lampadaires éclairent les carrosseries ternies dont il a appris à se méfier. Deux rues plus loin un chat râle à qui veut l’entendre qu’il sera le plus fort et que la nuit sera rude à la concurrence. Marcel ne bronche pas. Habitué depuis des années au confort nocturne de sa maison, aux caresses de la vieille dame, au ronronnement de la voix qu’il aime, il n’est plus un chasseur, et malgré sa stature, n’a rien d’une terreur.
Le temps passe, et la porte ne s’ouvre pas. Bien que l’absence de repas lui crée une petite gêne au creux du ventre, Marcel ne quitte pas son perron. Deux heures plus tard, il est ramassé en « poulet » sur le tapis-brosse, dans l’encoignure ; il sait que devant chez lui, personne n’osera l’attaquer, du moins cette nuit. Il somnole, les yeux en fente.
Il est inquiet.
La première journée la laissa abrutie de fatigue, la tête bourdonnante de noms et de bruits inconnus. Elle avait dû faire connaissance avec la vieille souris parcheminée dont elle partagerait désormais la chambre, qui ne disait presque rien et suivait ses moindres gestes de yeux si délavés qu’ils semblaient transparents et ne plus rien voir. Elle avait dû apprendre où se trouvaient toilettes, douches, salle à manger, salle de jeux, salon de lecture, emprunter un ascenseur, essayer l’escalier, repérer la sortie vers le jardin. Elle avait cherché le bureau de la directrice. Elle avait goûté sans enthousiasme des plats aux saveurs inhabituelles, regretté le parfum de son thé de quatre heures, et encore davantage sa petite « goutte » du soir. Elle était entrée timidement dans le salon dont presque tous les fauteuils étaient occupés, avait bredouillé une salutation dans la plus grande indifférence, car tout le monde fixait une télévision gigantesque dont le son était poussé au maximum.
Elle avait eu envie de murmurer des mots de tendresse, de caresser une fourrure chaude et moelleuse, de gratouiller un ventre ocellé, de sentir le martèlement de deux petites pattes lourdes sur ses genoux, de mettre son vieux visage contre la tête rousse, le nez entre les oreilles et de respirer l’odeur de son chat, de son Marcel. Il lui manquait tellement, cela lui faisait tellement mal, qu’il lui semblait qu’elle allait s’évanouir et ne plus se réveiller.
Mourir de chagrin.
Avant même que l’aube ne pointe, il s’était mis en chasse, un peu par désœuvrement, un peu par nécessité. Au bout d’une heure, il chopa un merle qui s’acharnait à tirer un vers de la terre humide de rosée ; les battements d’aile de la victime déclenchèrent chez tous les oiseaux des cris d’alarme qui se propagèrent de jardin en jardin, mais Marcel tenait son déjeuner entre ses griffes et lui brisa rapidement la nuque ; après quoi, il donna sans conviction quelques coups de patte au volatile, éparpillant des plumes noires, et attaqua sa pitance dans un bruit d’étoffe qu’on déchire. Il retourna plusieurs fois miauler devant sa porte, et chaque fois, attendit, humant le tapis de chiendent, dont l’odeur ne lui racontait plus rien depuis la veille, depuis qu’un homme en blanc était sorti, emmenant la vieille dame, qui faisait le drôle de bruit de ses yeux mouillés. Il sauta sur les balcons, mais les persiennes étaient closes. Il gratta au soupirail de la cave, mais il avait été fermé lui aussi.
Vers midi, il part explorer furtivement un domaine qui n’est pas le sien. Lui qui paradait dans son jardin, longe les murs, reste sous le couvert des buissons, marchant avec précaution et s’arrêtant souvent, inquiet et aux aguets. A deux maisons de là, il remarque une voisine familière et se montre avec réserve : l’ayant aperçu, elle lui adresse des bruits modulés qui lui semblent amicaux, mais qui ne promettent pas la tendresse des ronronnements de sa vieille dame. Il s’assied à quelques mètres et observe en clignant des yeux. Elle s’engouffre dans la pénombre de la maison avec un claquement désagréable des semelles, et revient tout aussi bruyamment, une jatte à la main. Il met longtemps à goutter le lait. D’abord, il attend que la voisine ait disparu, puis il s’avance avec circonspection, tendant le cou et vérifiant que personne alentour ne risque de le surprendre, enfin, aplati devant la coupelle, il flaire longuement le lait, dont l’odeur ne lui rappelle rien et qui le tente peu. Il lape d’abord deux ou trois fois, parcourt le jardinet du regard, puis vide la jatte, fait un grand mouvement de la tête pour se lécher les joues et disparaît en trottinant.
La vieille dame refusait de s’alimenter. Certes, il y avait bien des moyens de l’y obliger, mais on jugea que c’était quelque peu prématuré. Elle venait tout juste d’entrer « aux Pinsons », et la raisonner serait sûrement préférable. Cependant, afin de la disposer favorablement, on transmit sa demande, et en début d’après-midi, à l’heure de la sieste, elle fut reçue par la directrice. Le bureau, où à longueur d’année défilaient les familles des pensionnaires, et surtout des futurs pensionnaires, était lumineux, fleuri, avec un je-ne-sais-quoi d’intime qui rassurait. La vieille dame fut totalement insensible aux efforts de marketing de la direction, et écourta le préambule d’usage sur l’excellence de l’encadrement, la qualité du sommeil aux « Pinsons » et le soin apporté aux repas, pour amener la conversation sur le seul sujet qui la préoccupait : son chat.
Elle usa de tout son répertoire. Celui de la vieille dame malheureuse, celui de la femme dont, autrefois, le charme obtenait l’impossible, celui de la personne sensée qui refuse l’irrationnel, celui de la cliente qui pourrait aller voir ailleurs… elle sous-entendit même la menace du désespoir qui devient gâtisme et empoisonne la vie de l’entourage…
Rien n’y fit. Madame la Directrice en avait vu d’autres, elle demeura inflexible, règlement à l’appui : il n’y aurait pas de chats dans son établissement. Pas de chat du tout, la règle étant faite pour le plus grand nombre, elle ne pouvait être contournée pour le chat Marcel.
Au cours de la semaine qui suivit la fermeture de sa maison, il remarqua la présence de la femme d’âge mûr qu’il n’aimait pas, et bien qu’à cette occasion, il lui eut été possible de pénétrer dans son ancien royaume, il se contenta de guetter les déplacements de la silhouette lourde et bruyante, dont il redoutait le coup de pied facile. Tapis dans des bruyères roussies, il renifla les effluves du remue-ménage, mélange de l’âcreté de la transpiration d’un humain agité et de la douceur écœurante de la poussière et du moisi. Il observa les hommes chargés de meubles dont l’aspect et l’odeur lui rappelaient les soirées de bonheur passées à se vautrer ventre en l’air sur des tapis où il était délectable de planter les griffes. Il assista, tétanisé, à la disparition de son univers.
Tout cela lui était incompréhensible et la peur lui hérissait l’échine. Il ne bougea pas lorsque la voix autoritaire lança « Marcel ! » et attendit que la voiture fût repartie pour se précipiter vers la jatte qui l’attendait à deux pavillons de là.
Depuis quinze jours, il se partage entre son ancien territoire et la maison où il est sûr de trouver un peu de lait ou quelques restes, mais ni la porte ouverte, ni les paroles douces de la femme aux semelles bruyantes ne le décident à rester. Il est devenu nerveux et son instinct le pousse à chercher toujours plus loin ce qui lui manque. Lorsque le soleil se couche, il se sent irrésistiblement attiré par la lumière chaude qui disparaît à l’horizon entre les montagnes de béton, et son inquiétude redouble.
C’est vers l’Ouest que la nuit l’appelle, moustaches frémissantes et pelage hérissé.
Après une période de désespoir et de prostration, la vieille dame se rebella. La révolte et la colère lui vinrent comme une bouffée de folie à la tête le jour où, revenant d’une courte promenade dans le jardin, elle pénétra dans sa chambre et fut arrêtée sur le seuil par une odeur pestilentielle. Sa compagne de chambre se trémoussait avec mauvaise humeur dans un fauteuil, et chacun de ses mouvements rendait un peu plus irrespirable la puanteur de la pièce. La vieille dame outrée, appela dans le couloir et comme, au bout de quelques minutes personne n’était venu, elle ouvrit les deux battants de la fenêtre qui donnait sur la rue. Un courant d’air frais emplit l’espace, ce qui fit hurler la coupable, et deux aides arrivèrent avec précipitation, suivies de peu par la directrice essoufflée et furieuse. On morigéna sur un ton bonasse la vieille souris qui cracha sa rancœur en promettant de recommencer, mais on pria la vieille dame de se rendre immédiatement au Bureau.
Bureau de Madame la Directrice bien sûr, qui lui administra un sermon sur l’interdiction d’ouvrir les fenêtres donnant sur la rue, et l’obligation d’être patiente avec les autres. La vieille dame eut beau objecter que sa voisine n’était pas impotente, que tant de saleté lui répugnait, elle eut beau insister et dire qu’elle ne voyait pas pourquoi on lui refusait son chat sous prétexte d’hygiène, alors qu’on tolérait la merde, oui, elle dit la merde, ce qui fâcha Madame la Directrice, qui avait en horreur les termes crus, elle eut beau plaider, c’est elle qui reçut l’engueulade. La directrice décida qu’on la déplacerait vers une chambrette donnant sur le jardin, ce qui ne devait poser aucun problème, car la fille de cette cliente ne passait pratiquement plus. Cela faisait un mois que cette dame était aux « Pinsons », il convenait qu’elle cessât de faire des histoires.
Madame la Directrice n’aimait pas que ses pensionnaires fissent des vagues.
Il a plu toute une semaine. La pitance se fait rare. Marcel est moins gras, mais plus musclé et plus agile. Il a agrandi son domaine, ce qui lui vaut un bout d’oreille en dentelle, qui l’a gêné quelque temps, mais qu’il a rapidement oublié pour se lancer dans des règlements de comptes territoriaux âpres et bruyants. Avec la faim au ventre, et la vie de bohème, il a aussi découvert la chasse nocturne sur les traces odorantes qui promettent une nuit de luttes et de possessions furieuses. Après quelques terribles débâcles, il a appris les coups bas et les morsures sanglantes qui font fuir l’adversaire, et le laissent ivre de colère et de douleur, maître des lieux et des femelles feulantes qu’il possède avec brutalité. Marcel est devenu un caïd. Dans la journée, cependant, il reprend un peu de ses vieilles habitudes, visitant régulièrement le pavillon où, de temps à autre, une assiette pleine est déposée à l’abri d’un escalier de cave. Il n’est pas attaché à la maîtresse des lieux, mais ce contact, le seul contact humain que Marcel ait conservé, lui rappelle une vie antérieure dont la douceur, la chaleur et les caresses dans son poil épais lui manquent.
Un matin, la faim l’a poussé au compromis : il est allé jusqu’à miauler à la porte du pavillon étranger. Le claquement de semelles faillit le précipiter terrorisé dans le jardin, mais le ventre fut le plus fort, et lorsque la porte s’ouvrit, il s’assit dans l’entrée et couina comme une plainte. Il gagna ainsi une assiette de restes régulière, des paroles d’accueil aimables, et parfois une main bourrue sur sa tête.
Mais ce n’est pas sa maison, sa vieille dame, et son instinct l’empêche de s’établir. Au crépuscule, il s’enfuit, se noie dans l’ombre des murets, et obstinément, ses pas inquiets le conduisent dans la même direction.
La vie aux « Pinsons » devint rapidement une suite sans joie de jours réglés par un rituel immuable et pesant. C’était comme si elle avait perdu le fil de sa propre histoire, comme si elle assistait étrangère au déroulement de son existence qu’elle laisserait bientôt filer sans elle. Reléguée dans une pièce minuscule, la vieille dame passait des heures le nez contre le carreau, à scruter l’herbe mouillée et l’arbre dégoulinant d’un jardin qui n’en finissait pas de pleurer sous la pluie froide de ce mois de novembre. Elle ne parlait presque plus aux autres.
Seul un très vieil homme venait parfois s’asseoir à coté d’elle à table, quand la surveillante fermait les yeux, car habituellement les places leur étaient désignées, et posait sa main osseuse et fripée sur la sienne sans rien dire. Ce contact lui donnait comme une timide bouffée de bonheur. Lui aussi avait eu des chats. Au récit de l’abandon de son Marcel, qu’elle avait raconté à tout le monde, au début de son séjour, il s’était montré peiné et depuis, il avait de temps en temps ce geste qui lui faisait tellement de bien.
La vieille dame s’abstenait de penser à sa fille, elle qui avait haussé les épaules en lui racontant que ce sale matou n’était pas venu à son appel. « Un rôdeur, un chapardeur, qui devait bien traîner dans le quartier, c’était pas la peine de s’en faire… » Mais quand elle pensait à sa petite bête, abandonnée, oh, pas bien loin, juste une dizaine de kilomètres, la vieille dame sentait que dans sa poitrine, ça se déchirait d’impuissance et de chagrin.
Quand les premiers froids se firent sévères, Marcel abandonna les rixes et reprit ses courses nocturnes qui le menaient loin de sa maison, loin de celle qui l’accueillait souvent dans la journée, loin de son quartier de pavillons délabrés. Il atteignit des esplanades violemment éclairées, des murs de hauteur vertigineuse où ne baillait aucun soupirail, des carrés d’herbes rases et des bosquets où ne subsistait aucun autre fumet que celui de la pisse des chiens qu’il abhorrait. Son désarroi s’était transformé en angoisse diffuse, qui le rendait encore plus méfiant et plus nerveux. Son instinct le poussait à chercher toujours plus loin de ses bases, et quand le brouhaha et le hurlement des voitures annonçaient une aube masquée par l’éclat criard des lampadaires, ses retours étaient épuisants et dangereux. C’est ainsi qu’il repéra, au cours d’une de ses virées nocturnes, un espace boisé et prometteur, dont les grilles lui barrèrent le passage.
Cette nuit, comme tant d’autres, il rôde autour de la clôture. Ce grand jardin d’arbres noueux et d’arbrisseaux mal entretenus l’attire. Son instinct lui commande d’y pénétrer. Il hume le vent frais, scrute le sous-bois silencieux, hésite, mais il est loin de l’assiette sécurisante et pleine. Méfiant, il se tourne vers les premières lueurs du ciel et regagne cette fois encore son vieux quartier.
Lorsque l’état de santé de la vieille dame fut devenu très alarmant, on convoqua sa fille. Les autres pensionnaires, ne la rencontrant plus à table, hochèrent la tête en parlant d’elle, car ils savaient. Ils savaient, que dans cette maison, où les gens arrivaient valides, garder la chambre c’était faire ses valises pour le Grand Départ. Personne n’aurait osé murmurer le mot de mort. Ou même de décès qui sonne de façon moins définitive, comme si on cédait sa place pour aller vraiment ailleurs… Et du coup, la vieille dame devint le centre des conversations. Et chacun de mesurer sa propre survie à l’aune de l’affaiblissement de celle qui partirait avant eux… Et certains de critiquer son originalité, et d’autres de se rappeler ses interminables histoires de chat, comment s’appelait-il au fait ?
Ah oui, Marcel.
Gavé par une assiette pleine de restes de poisson, dont il avait mâché goulûment la peau épaisse, il fut tenté de se rouler en boule dans le coin de l’escalier où traînait un vieux chiffon. Mais un désir impérieux le mît en route. Quelques heures plus tard, après des détours, des murs escaladés, des frayeurs qui l’avaient fait fuir à l’aveuglette, des moments d’attente, tapi à guetter d’hypothétiques dangers, il arriva en bordure du parc.
La nuit est glacée et par endroit, le bitume scintille. Insensible au froid, il hume l’air. Il longe le jardin fébrilement, s’arrête plusieurs fois, lève la tête comme s’il voulait escalader le grillage, et trouve enfin la grille d’entrée, dont les volutes de fer forgé lui permettent de se glisser vers les herbes, les buissons et les masses sombres dont l’odeur le saoule. Il met longtemps à reconnaître le terrain, reniflant les portes, tournant autour des poubelles, arpentant des allées brillantes de givre, parcourant à pattes feutrées le couvert d’un espace laissé à l’abandon.
Il cherche quelque chose.
Cela fait des heures qu’il fouine et rôde entre bâtiments et bosquets, les sens bouleversés par une fragrance oubliée, nichée au plus profond de son instinct et que lui apportent les bourrasques. Il suit le vent sifflant et tourbillonnant, perd la trace du parfum, guette des sons dans les rafales, un timbre qui lui hérisse l’échine, tend le museau, retourne sur ses pas, figures d’un ballet qui ne le mène nulle part. Lorsque les éclats de voix éclatent près d’un bâtiment, il s’arrête, terrorisé le long d’un mur. Il se précipite vers un large soupirail entrouvert, dont le grillage déjà entamé cède lorsqu’il s’acharne à forcer le passage trop étroit pour lui. La cave est chaude, et le ronronnement puissant qui lui parvient lui rappelle quelque chose de connu, à la fois terrifiant et agréable, qu’il aimait à fréquenter naguère, au cœur de l’hiver. Rassuré et épuisé, pelotonné dans un coin, il commence une toilette soucieuse, puis s’étire et ne tarde pas à s’endormir.
Elle aurait dû dormir depuis longtemps. Mais une certitude irrationnelle et plus forte que la fatigue la maintenait collée à la fenêtre, à scruter l’ombre sous les arbres du grand jardin. Les fenêtres de l’infirmerie projetaient deux rectangles clairs sur l’herbe sombre qui la fascinait. Tout à coup, elle retint un cri, essaya d’ouvrir la fenêtre, mais l’espagnolette en avait été retirée. Elle se retourna, traversa avec une agilité incroyable pour son âge l’espace qui la séparait de la porte, ouvrit silencieusement et glissa sur ses semelles de feutre le long du mur. L’infirmerie était fermée et ça sentait le café jusque dans le couloir. La vieille dame ne s’attarda pas, parcourut comme une ombre les derniers mètres jusqu’à la sortie donnant sur le parc. Elle était essoufflée, le cœur lui battait dans la tête. Un instant l’idée insupportable que cette porte était verrouillée l’effleura. Mais elle l’ouvrit sans difficulté.
La nuit est pleine d’étoiles. Le vent glacial hurle entre les troncs et l’appel de la vieille dame se perd dans le sous-bois. Elle zigzague au-delà des traces lumineuses, vers l’ombre où a disparu la silhouette qu’elle guette depuis des mois. Il a maigri, il est plus hésitant, moins gracieux, mais c’est lui, elle le sait, elle qui, dès qu’elle ferme les yeux, voit danser un petit félin roux derrière ses paupières.
La vieille dame tend la main et murmure devant les buissons givrés tout son chagrin et son désespoir de savoir son Marcel abandonné dans les dangers de la ville et le froid de l’hiver. La voix se perd dans les bourrasques : « Marcel, Marcel… ».
Un lointain remue-ménage le réveille brutalement, aux aguets, prêt à fuir. Le jour est levé depuis longtemps, et lorsqu’il passe le museau dans l’entrebâillement du soupirail, il hésite avant de s’élancer dans le jardin : l’espace à découvert lui parait immense et plein de dangers. Furtivement, il longe la façade, se rapprochant d’un coin dont les relents de cuisine sont irrésistibles. Il n’arrive pas jusque là. En passant devant une porte, il est comme enivré par un parfum imperceptible, mais reconnaissable entre toutes les odeurs qu’il hume depuis des mois. Il en oublie toute prudence et flaire le chambranle, s’étire le long de l’huisserie pour sentir la poignée. Il miaule, mais rien ne se passe. Il traverse l’espace gravillonné, s’installe sous une touffe de cotonéaster et attend.
Obscurément, il sait qu’il est au bout du voyage.
La vieille dame s’éteignit discrètement.
Certes, son escapade dans le jardin l’avant-veille l’avait laissée fiévreuse et épuisée, mais de là à penser qu’elle partirait comme ça, sans prévenir…
Madame la Directrice était contrariée. Non pour avoir encore passé un savon, la veille de son décès à cette pensionnaire difficile, mais pour ne pas avoir vu venir les ennuis. Elle décrocha le téléphone pour joindre le docteur X. Leurs rapports étaient excellents, mais il lui en coûtait toujours de demander un service. Cependant, mieux valait opposer à la famille une visite médicale prévue, si cette dernière demandait des comptes.
Têtue et emmerdeuse, songea la directrice en remplissant les imprimés. Elle hésita, se rappelant le récit de l’aide-soignante qui avait récupéré la vieille dame grelottante à minuit et demi dans le jardin. La jeune femme s’était montrée volubile, décrivant son étonnement de découvrir la silhouette légère qui semblait chercher quelque chose sous les buissons… Madame la Directrice l’avait arrêtée sèchement, puis avait exposé brièvement l’intérêt qu’on avait à ne pas ébruiter cette fugue. Elle avait insisté sur la réputation de sérieux de son établissement, sur le professionnalisme de son personnel soignant, sur le mal que pouvaient faire des ragots inconsidérés, et cela avait résonné comme une menace…
L’employée s’était retirée avec une mine modeste et un sourire obséquieux. Elle oublierait la folie de la vieille dame.
Madame la Directrice finit de remplir l’imprimé qu’elle classa dans le dossier sur son bureau. Elle pouvait éventuellement faire face à la famille, tout était en ordre. Elle se sentit plus légère et eut un sourire apitoyé en repensant aux propos de l’aide-soignante. En pleine nuit, dans le jardin gelé, la vieille dame cherchait… Marcel, son chat ! Ah, les vieux, quand ça perd les boulons, songea Madame la Directrice avec un soupir…
Lorsque le printemps arriva, il avait ses habitudes, son territoire, ses coins de sieste, son repaire pour dormir, et surtout une assiette pleine en permanence. Seules les poubelles lui étaient interdites. Un jour, il avait essayé d’en ouvrir une, plutôt par désœuvrement, car depuis qu’il avait été adopté du coté des cuisines, il vivait repu d’un ordinaire varié qui en aurait rassasié trois comme lui. Non seulement la poubelle avait résisté, mais il avait été surpris par un coup de torchon et s’était réfugié dans le jardin, échine et queue hérissées, ce qui avait fait rire la grosse dame qui régnait sur les lieux. Vexé, il avait attendu le soir pour réapparaître, mais avait trottiné quand on l’avait appelé et qu’il avait reconnu le son mat de l’assiette pleine sur le ciment. Parfois, la grosse dame se baissait et le caressait avec des mots qui lui faisaient une musique apaisante et douce. Il s’était habitué à son odeur, et même si les autres personnes qui s’agitaient dans les cuisines étaient gentilles avec lui, c’était elle qu’il préférait.
Il n’avait jamais retrouvé les infimes traces flairées une nuit sur un chambranle de porte, mais les silhouettes qu’il apercevait parfois, lorsque le soleil réchauffait le parc lui étaient familières. Il aimait observer leurs gestes lents et entendre leurs voix ténues. Son inquiétude avait disparu. Il ne cherchait plus vers le soleil couchant, comme il l’avait fait pendant des mois, il s’était recréé des habitudes, des cheminements dans le sous-bois, des horaires de chasse et d’affût.
Au début de l’été, il avait oublié son ancien nom, et répondait quand on l’appelait Minet.
Catherine Moret-Courtel