Gigot d’agneau ou haricots verts ?
Un an, c’est vite passé (*). Je me souviens de l’Aïd el Kebir 2010, dans le sordide abattoir de Brioude, en Haute-Loire (mais un abattoir peut-il être autrement que sordide ?). J’avais accompagné un pote, enquêteur de l’association L214. Courageusement, il avait pris, toute la journée, en caméra cachée, des images qui ont été diffusées le soir même sur France 3 Auvergne, et puis sur France 3 national. Il y avait eu de graves manquements à la réglementation, et les images étaient là pour le prouver? Dans des tas d’autres lieux, il n’y a personne pour filmer. Et de toute façon, depuis, rien n’a changé.
Il s’agissait pourtant d’un abattage légal. Quant aux abattages clandestins, ils sont légion. C’est d’ailleurs cette réalité que les politiques mettent en avant pour justifier l’installation de ce que l’on appelle des sites d’abattage temporaires. Si l’on doit égorger en rond, au moins que cela soit encadré, disent-ils (leur préoccupation est essentiellement sanitaire, on ne va pas faire dans la compassion, tout de même). Mais ce serait mieux de ne pas égorger du tout?
Remember Abraham !
Enfin, moi, ce que j’en dis? C’est que la cause est entendue. C’est pour Dieu qu’on fait ça, pour la foi, pour la religion, le culte et tout le saint frusquin? Cette année encore, environ 200.000 animaux, des moutons, des chèvres, des bovins, parfois très jeunes, vont tomber sous le couteau des sacrificateurs, parfois en présence des familles qui viennent assister au sacrifice de « leur » animal, quelquefois avec les enfants?
Enfin, c’est vrai que ce cas de figure est moins fréquent que par le passé.
En théorie, les bêtes doivent être abattues dans des lieux où seuls pénètrent les sacrificateurs et leurs aides, abattoirs ou abattoirs temporaires. Le sacrifice doit s’accomplir avec des couteaux bien affûtés. Il est dit aussi qu’aucun animal ne doit assister au supplice de celui qui le précède? V?ux pieux ! N’oublions pas que les bovins subissent de pires souffrances encore que les ovins? Leur agonie peut durer jusqu’à quinze minutes. Et comme il faut aller vite, tant il y a de croyants qui attendent leur cadavre, il arrive (Brioude en a été la preuve éclatante) que les animaux soient suspendus avant d’être inconscients, ce qui est strictement interdit. Voire dépecés alors qu’ils ne sont pas encore morts.
Le vieil Abraham s’apprête à découper son fiston. Depuis, on nous remet le couvert.
L’Aïd el Kebir est censé perpétuer le sacrifice d’Abraham (Ibrahim pour les musulmans) à qui Dieu avait demandé d’égorger son fils Isaac. Comme le vieil homme s’apprêtait à obéir aveuglément à son Seigneur, un ange arrêta la main qui allait frapper et lui donna le feu vert pour immoler un bélier en lieu et place du fiston (qui a dû avoir la trouille de sa vie). Quant au bélier?
Abraham, qui est l’un des personnages principaux de la Genèse, est revendiqué par les trois grands monothéismes, mais seuls les cultes juifs et musulmans ont conservé, en son honneur, les sacrifices de sang. Le christianisme, lui, a opté pour la mise en place d’un sacrifice symbolique, avec le sacrement de l’Eucharistie, dont on trouve l’origine dans la Cène.
On s’étonne tout de même qu’en 2011, en Europe, les sacrifices de sang soient toujours d’actualité et qu’en plus, les règles qui les régissent ne permettent pas de limiter les souffrances des animaux . Abraham (en admettant qu’il ait vraiment existé), c’était il y a quatre ou cinq mille ans, dans un désert aride où l’électronarcose n’existait pas?
Le profit, la coutume, et le reste
L’Aïd el Kebir, pour choquant qu’il soit, ne doit pas nous faire oublier les quelque cinq millions d’ovins et caprins, le million et plus de bovins qui sont tués chaque année, dans les abattoirs français, sans être étourdis, parce que ce n’est pas « halal » ou « casher ». La faiblesse des politiques, leur démagogie, a fait que, depuis la mise en place de la loi sur l’étourdissement obligatoire, au début des années soixante, juifs et musulmans bénéficient d’une dérogation qui est bien peu constitutionnelle, qu’on le veuille ou non(cf. l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il semblerait qu’il y ait plusieurs lectures de ce passage…).
Enfin, Dieu (ou Allah, ou Jéhovah) a bon dos. Si la pratique casher est minoritaire, le halal, lui, a le vent en poupe. Et pour des tas de raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec la foi. Le profit, d’abord, la coutume ensuite. Ajoutons à cette soupe délétère quelques pincées de revendications identitaires et on a, aujourd’hui encore, derrière les murs opaques des abattoirs, l’horreur absolue de fleuves de sang et d’inacceptables souffrances. Du plus en plus, même.
C’est ça, les abattages clandestins…
Les abattages légaux ne sont pas terribles non plus.
Certains sont révoltés par ce qu’ils appellent l’abattage rituel, ce que j’appelle, moi, abattage sans étourdissement (une fraction d’animaux est abattue ainsi pour des raisons autres que religieuses, techniques, par exemple, c’est le cas des petits agneaux ou des très jeunes chevreaux). Moi, ce qui me révolte, c’est l’abattage tout court.
Mais il ne faut pas rêver? La généralisation du végétarisme est pour l’instant une utopie.Et le monde ne deviendra pas végétarien du jour au lendemain, à moins d’y être forcé par des événements qui ne devront rien à la compassion pour les bêtes. Ce serait pourtant l’un des moyens, et pas le moindre, de nous débarrasser enfin de ce fond épais de sauvagerie qui tartine avec obstination notre belle âme.Plus d’abattoirs : plus d’abattage, avec ou sans étourdissement ! Et ne pourraient-ils pas demander à Dieu, tous ceux-là qui semblent si bien le connaître, de favoriser pour une fois les haricots verts plutôt que le gigot d’agneau ? On se souvient en effet que l’un des fils d’Ève et Adam, Caïn, avait assassiné son frère Abel par jalousie : Dieu avait préféré l’offrande du second, un agneau, à l’offrande du premier, des légumes et des fruits (un meurtre « historique » relaté dans la Genèse). Dieu ne pourrait-il pas, pour donner l’exemple, devenir enfin végétarien ?
Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des guerres, aurait écrit un jour Léon Tolstoï. J’ai bien peur qu’il n’ait raison?
Josée Barnérias