L’Inra ramène sa science

 

 

Juste avant que ne débute le Salon de l’agriculture, une session des Mercredis de la science, un cycle de conférences organisé par l’Université Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, donnait la parole à un représentant de l’ Institut national de recherche agronomique , Xavier Boivin,  chargé  de  recherche  sur  le  site  de  Theix, dans le Puy-de-Dôme. Le thème de la conférence était de circonstance : «  Bien-être des animaux d’élevage : une histoire de relation homme/animal ».

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                                    La notion de « bien-être », pour l’Inra, s’inscrit en creux. Il s’agirait, en réalité, moins de sensations agréables que de l’absence de sensations trop désagréables.

 

Le meilleur des mondes

Xavier Boivin possède la double casquette de « biologiste et éthologiste ». Ses recherches portent sur le comportement des animaux et les moyens de l’améliorer, de façon à ce que leur manipulation par l’éleveur soit facilitée. A l’Inra, l’on fait ce qu’on appelle de la recherche appliquée. Les animaux n’existent que dans la perspective de leur exploitation par l’homme. Ce qui signifie, et c’est un préalable à tout discours de l’Inra, que le « bien-être » est une notion en creux, qu’il ne sera envisagé que s’il va aussi dans le sens du bien-être de l’éleveur et de son plus grand profit, et de la qualité du « produit ». Ce qui exclut d’emblée les mesures qui seraient trop coûteuses en temps, en main d’?uvre, en matériel? Logique implacable : le « bien-être », d’accord, mais à certaines conditions.

Le « bien-être », la « relation homme/animal » : l’agriculture moderne se doit désormais de mettre ces deux concepts en avant. Il ferait beau voir que l’on refusât, ici, en France, le progrès. Le Salon de l’agriculture existe d’ailleurs pour montrer ce qui, dans l’élevage, est le plus beau, le plus lisse, le plus séduisant?

Mais ce qui nous importe surtout, à nous, c’est de savoir quelle réalité recouvrent les mots. L’élevage a-t-il quelques chances de devenir un jour ce « meilleur des mondes » où tout est pour le mieux et chaque chose (chaque animal) à sa place ? Ce meilleur des mondes où – à défaut de connaître une longue vie dans un environnement paisible correspondant à sa nature, sans entrave, sans insémination artificielle, sans machine à traire, sans écornage, édentage, débecquage et autres mutilations de convenance – un animal connaîtra une vie courte, dans un environnement aseptisé, et avec tout ce que l’on a énoncé plus haut, mais sans en ressentir le moindre dommage, parce que la « science » aura enfin réussi là où la nature a échoué : à fabriquer des animaux sans émotion, sans sensation ni sentiment.

 

Des bêtes ad hoc

Pour savoir ce qui est un bien pour les animaux (traduction : comment on peut les utiliser sans qu’ils aient l’air de s’en plaindre), il faut les connaître. Pour accéder à cette connaissance, l’Inra n’est pas avare d’expériences diverses. Celles-ci consistent à mettre un animal dans une situation donnée et à observer sa réaction. A un stimuli désagréable, il réagira plus ou moins mal, selon qu’il est de plus ou moins bonne composition. C’est là le but de la man?uvre : savoir d’emblée lesquels vont être « choisis » pour donner naissance à des animaux de plus en plus dociles au fil des générations et des sélections. Car plutôt que d’adapter les méthodes d’élevage aux animaux et à leurs besoins, il est clairement plus intéressant de faire le contraire : adapter les animaux? Xavier Boivin avait, dans sa panoplie de chercheur, quelques vidéos qui montraient bien cela. L’on y comprenait que pour gagner son bien-être, l’animal devait y mettre du sien. Une bête indocile récoltera ce qu’elle a semé. Son insoumission entraînera fatalement des réflexes brutaux chez celui qui la manipule. D’où l’intérêt de la sélection génétique.

Inventaire des races, sondages chez les éleveurs : il faut que la manipulation des animaux d’élevage soit facilitée et pour cela il faut des bêtes ad hoc. Pas méchantes pour deux ronds. De la viande sur pattes, en somme, pour qui l’instinct de survie n’est plus qu’un lointain souvenir. Pour ces animaux nouvelle génération, la stalle sera un cinq étoiles, la cage un nid douillet, et le dernier voyage, entassés dans la bétaillère, une vraie croisière. Plus ils seront sages, et plus il ne leur arrivera rien de fâcheux. Moins on se débat, et moins ça fait mal. D’ailleurs peut-être arrivera-t-on un jour à faire en sorte que les animaux de boucherie se tranchent eux-mêmes la gorge, dans une ultime volonté de ne pas nuire et surtout de ne pas déranger.

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;            Peut-on être naïf au point de croire que les élevages concentrationnaires
disparaîtront demain, lorsque la population humaine de la planète atteindra

                                   les dix milliards, si nous persistons à être carnivores ?

 

Le spectre de l’anthropomorphisme

Trois grandes questions existentielles agitent actuellement le monde de la science.

1- L’animal accepte-t-il la contrainte ?

2- Met-il en danger sa propre sécurité ?

3- Compromet-il la sécurité de l’éleveur ?

Réponses : 1 oui ; 2 non ; 3 non. Si vous avez répondu le contraire, vous avez tout faux.

Ce sont les trois grands principes qui font d’un animal de rente, comme on dit, un « produit » acceptable pour l’éleveur. On les nourrit, on les loge, on ne va tout de même pas les laisser nous emmerder? Non mais.

Il faut connaître les animaux, soit. Il y a des méthodes pour cela. Mais l’accès à cette connaissance, selon l’Inra et consorts, est semé d’embûches. La plus dangereuse est incontestablement l’anthropomorphisme. C’est le cauchemar de Xavier Boivin, le cauchemar de l’Inra, de tous les chercheurs de l’Inra, des éleveurs et de tous ceux pour qui l’animal représente avant tout un produit transformable en monnaie sonnante et trébuchante, ou simplement un objet auquel l’on peut faire à peu près tout subir.

Si Xavier Boivin, au cours de son exposé, n’a pas prononcé au moins dix fois le mot fatal, je veux bien m’engager à lui verser une pension à vie?. L’anthropomorphisme, c’est-à-dire la fâcheuse tendance à imaginer chez les animaux des émotions ou des sentiments qui pourraient ressembler aux nôtres est, d’après ceux qui le dénoncent et le redoutent, le contraire de la vérité, le contraire de la science, c’est une croyance néfaste qui s’apparente à de l’hérésie. Dominique Lestel, éthologue et philosophe, a évoqué le sujet dans son dernier ouvrage, L’animal est l’avenir de l’homme (Editions Fayard) : « La mise au pas de l’éthologue universitaire s’organise en particulier autour de trois impératifs méthodologiques : tu ne verras pas de convergences entre psychologie animale et psychologie humaine ; tu n’attacheras aucune importance aux anecdotes, dont le contact est mortel ; et tu n’éprouveras aucune relation émotionnelle avec l’animal étudié. »

 

L’animal-machine nouvelle génération

Autrement dit , la vidéo sur laquelle nous voyons de jeunes bovins apeurés, tentant de s’enfuir de l’enclos étroit où on les a placés, celle où un agneau se dirige spontanément vers l’homme qu’il connaît, de préférence à l’inconnu qui est à proximité, et se met à jouer avec lui, ne nous donnent à voir que des comportements, pas des sentiments. En aucun cas nous ne devons pressentir la peur de l’un, la confiance joyeuse de l’autre. En d’autres termes nous devons refuser l’apparence et demeurer convaincus que ces animaux n’ont rien de commun avec nous, qu’ils sont mus par quelque obscur mécanisme? Nous y sommes : l’animal-machine de Descartes n’est pas très loin. Et nous voilà quelques siècles en arrière? Tout ça pour ça !

On saisit bien la finalité de ce processus mental : comment justifier en effet l’instrumentalisation des animaux si l’on admet qu’ils nous ressemblent, qu’ils sont accessibles non seulement à la « douleur » physique mais encore à la « souffrance » psychologique, ce que d’aucuns, par une sorte de raccourci bien commode, appellent le « stress » ? Comment justifier alors la finalité de l’élevage, c’est-à-dire la mise à mort, sachant que ce que l’on tue en série, c’est de la vie comme la nôtre ? Et que dira le consommateur, lorsqu’il saura ce qui se passe, ici et là, si on lui apprend qu’à cause de lui et de ses petits caprices gastronomiques, de très grandes détresses se multiplient sans cesse, ici, dans les élevages, ou sur la chaîne d’abattage ? Peut-être au fond en sera-t-il contrarié, au point de se poser les questions qui fâchent?

Un soupçon de sentiment de culpabilité chez le consommateur, et c’est toute la filière qui tremble.

Soit. L’élevage, l’abattage, tout cela peut être sans doute moins moche. Les animaux, à défaut d’un « bien-être », pourraient éventuellement bénéficier d’un moindre mal-être. Mais serons-nous naïfs au point de croire que nous allons vers la ferme idéale, le Salon de l’agriculture au quotidien ? Dans quelques années, nous serons dix milliards d’individus sur la planète bleue. Dix milliards. Serons-nous naïfs au point de croire que, si nous persistons à consommer les animaux et leurs produits, nous pourrons nous passer d’élevages concentrationnaires, d’abattoirs où les cadences infernales autorisent déjà tous les excès, toutes les cruautés ? Les lobbies de l’élevage savent bien que non, que l’avenir est dans l’industrialisation généralisée. En supposant que l’élevage ait un avenir.

Elevage dessin poulet

 

 

 

 

L’anthropomorphisme, c’est-à-dire la dose minimum de respect et d’empathie pour ce qui vit et souffre, une once de compassion pour les « bêtes d’abattoir », c’est pourtant le seul rempart qui puisse nous protéger d’une science à la fois servile et prédatrice, telle qu’elle se développe dans nos laboratoires subventionnés, grâce à des docteurs Folamour ordinaires qui ont trop bien appris leur leçon.

Jeph Barn