L’utopie n’était pas

 

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Jocelyne Porcher, chargée de recherches à l’Inra, auteur de plusieurs ouvrages sur, notamment, l’élevage industriel des porcs, était à Clermont-Ferrand le temps d’une conférence, organisée par l’association des Amis du Temps des cerises, sur le thème de son dernier essai Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIesiècle (1). De la première à la dernière page ou presque, l’auteur fait d’une part le procès de ce qu’elle appelle les « productions animales »et d’autre part l’apologie de « l’élevage »…

 

« Faut-il manger les animaux ? », demandait en 2009 Jonathan Safran Foer (2). Et il répondait : « … Cela dépend, au bout du compte, de la perception que nous avons de cet idéal que nous appelons, peut-être imparfaitement, le fait d’être humain ».Dans Bidoche (3), la même année, Fabrice Nicolino abordait lui aussi le problème, en concluant : « Les hommes ne sauraient avancer sur la voie de sociétés meilleures sans conclure un vaste traité de paix avec les animaux », insistant bien sur le respect qu’il éprouvait à l’égard de ceux « qui refusent de croquer la chair des animaux… ». Et même si, récemment, un Dominique Lestel se risque à faire une Apologie du carnivore, les ouvrages sont de plus en plus nombreux où l’exploitation des animaux pour leur chair est remise en cause.

 

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Le regard effaré de la vache de réforme dans le couloir de la mort (photo L214).

 

 

Élevage et productions animales

Il faut dire que les méthodes de l’élevage industriel et de l’abattage massif ont bien aidé à cette prise de conscience. Les hécatombes auxquelles le public a assisté lors de la crise dite « de la vache folle », et assiste encore régulièrement (récemment en Corée du Sud, où trois millions d’animaux ont été abattus dans des conditions atroces, et plusieurs milliers de porcs enterrés vivants) finissent par donner des haut-le-c?ur à ceux qui en ont un. Et ces événements, pour ignobles qu’ils fussent, ont eu l’avantage d’attirer l’attention sur l’enfer que vivent au quotidien des dizaines de milliards d’animaux.

Jocelyne Porcher connaît bien tout cela. Elle a été éleveuse avant d’aborder, sur le tard, de longues études qui l’ont menée là où elle se trouve aujourd’hui. Éminent auteur d’ouvrages qui font référence, Jocelyne Porcher a accumulé, au fil de ses expériences, une somme étonnante de griefs et de preuves implacables contre ce qu’elle refuse même d’appeler des « élevages », préférant pour les qualifier le terme de « productions animales ». Son travail ne consiste pas à mettre en question la consommation de chair animale, à aucun moment. Mais à réhabiliter le métier d’éleveur, pour elle une noble tâche, à condition qu’il soit effectué dans les règles du plus grand respect des animaux.

Jocelyne Porcher sait donc ce qu’élever veut dire. Elle a gardé de ces années le sentiment d’une heureuse plénitude. Elle considère que le métier implique d’aimer le contact avec les bêtes, jusqu’à même parfois avoir de l’affection pour elles, et à tout le moins un grand respect. Parce que, dit-elle, les animaux travaillent, et travaillent pour nous. Que peut-il y avoir de plus riche dans une relation que celle qui consiste justement à élaborer quelque chose ensemble, chacune des parties y mettant du sien ? C’est sûr, elle le sait, les animaux veulent nous faire plaisir lorsqu’ils sont bien traités par nous. Pour elle, c’est cela, l’utopie : rendre à l’élevage ses lettres de noblesse. Abolir définitivement ces productions animales dont elle dresse un terrible réquisitoire (son livre à cet égard est édifiant) et (re)trouver une forme d’harmonie dans le tandem éleveur/animal, loin, très loin d’un système industriel délétère, inhumain, douloureux autant pour l’homme que pour la bête, qui y sont exploités l’un comme l’autre. Position éminemment respectable. Pas vraiment révolutionnaire, puisque l’utopie qu’elle appelle de ses v?ux ne consiste pas à vivre avec les bêtes sans avoir à les tuer. Mais respectable.

 

L’éthique et la mort

Pour autant, dans le livre comme dans le discours se font jour quelques ambiguïtés, quelques contradictions que le débat qui devait suivre la conférence aurait pu permettre d’élucider, d’expliquer, de résoudre, en admettant qu’il fût possible de les élucider, de les expliquer et de les résoudre. Jocelyne Porcher, par exemple, élude assez volontiers le problème éthique que pose le fait d’infliger la mort à un animal que l’on considère, jusqu’à son départ pour l’abattoir, comme un partenaire de travail. Est-ce là une façon de traiter ses collègues ? Aveu : on devient éleveur parce que l’on a envie de vivre avec des animaux, du moins
dans la plupart des cas. Il y a un prix à payer. On connaît parfaitement le discours, sans doute sincère, que nous servent à l’envi les « bons » éleveurs, leur attendrissement devant l’agneau ou le veau qui vient de naître jusqu’à la larme écrasée furtivement lorsque leur protégé monte dans le camion fatal, parfois pour d’interminables et pénibles trajets, avant le terme de la balade… Ce que l’on en conclut, le plus souvent, c’est que ces gens aiment se faire du mal… Elle évoque aussi cet argument bien éculé et spécieux à souhait : « Toute vie est soumise à la mort ». Personne ne dira le contraire. Mais là, il s’agit tout de même d’une mort infligée sans l’assentiment de l’intéressé.

Problème éthique, donc, qui apparaît devant les portes closes de l’abattoir. Problème que Jocelyne Porcher chasse, non pas d’un revers de main — la dame gesticulant fort peu et donnant toute l’apparence d’un être plutôt introverti ?, mais d’un souffle. Bien sûr, il faudrait réformer l’abattoir aussi. Quelques pistes avancées lors du débat par des éleveurs, quelques-uns dans la salle, à commencer par l’animateur de la conférence lui-même qui concède que le moment où il faut envoyer ses canards au casse-pipe le rend triste et que seuls les « sourires de reconnaissance » de ses clients sont en mesure de chasser son vague-à-l’âme. Une bonne mort est demandée pour les bêtes. Mais comment ? Comment envisager une bonne mort pour des êtres vivants, sensibles, jeunes et en parfaite santé qui ont avant tout l’envie irrépressible de vivre ? De quel droit, si ce n’est celui du plus fort, les envoyons-nous ad patres ?

C’est là que l’on se demande, à tout prendre, si le cynisme des « productions animales » est vraiment si éloigné de l’angélisme benêt mais tout de même mortifère des gentils éleveurs. Le résultat obtenu dans l’un et l’autre cas est rigoureusement le même.

Jocelyne Porcher défend ardemment son ancien métier, c’est évident, parce qu’elle l’a aimé, et qu’elle pense qu’il s’agit sans doute du plus beau métier du monde. Elle est aussi un élément éminent de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et, en tant que tel, il est probable qu’elle tienne à donner une caution éthique à l’élevage. Mais là où son discours devient gênant, c’est lorsqu’elle aborde le chapitre des mouvements de défense animale. Sa seule référence en la matière étant le courant antispéciste censé prôner, à partir des travaux de Peter Singer, la libération animale. Raccourcis affligeants, caricatures, condamnation de tout ce qui ressemble à une végétalisation de la nourriture… Sur ce chapitre, Jocelyne Porcher, par ailleurs brillante, marque le pas. Àtel point que l’on se demande si son véritable but n’est pas de tailler des croupières aux défenseurs des animaux, du moins à ceux qui renoncent à les mettre dans leurs assiettes, préférant et de loin le cri de la carotte au regard effaré de la vache de réforme dans le couloir de la mort.

Décevante, Jocelyne Porcher ? Oui, un peu… Beaucoup… Elle est ce que l’on pourrait appeler un faux ami. Dommage.

Lors du débat, l’intervention d’un ancien éleveur : « Les animaux n’étaient pas malheureux avec moi. » On veut bien le croire. Mais étaient-ils heureux ? Et l’ont-ils été longtemps ? On ne le saura pas.

                                                                                                                                     Josée Barnérias

 

(1) Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle, de Jocelyne Porcher, éditions La découverte, 150 pages, 15 euros.

(2) Faut-il manger les animaux ?, de Jonathan Safran Foer, éditions de l’Olivier, 362 pages, 22 euros.

(3) Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde, Fabrice Nicolino, éditions Babel, 380 pages, 9,50 euros.