Le bonheur des ânes
est dans les prés de l’Adada
La Griffe s'était préoccupée du sort de cinq ânesses qu'une petite association de Dordogne, l'Arche de Noé, et sa présidente, Jany Lesprit, avaient rachetées à un paysan pour leur éviter l'abattoir, et avait décidé d'apporter son aide en collectant des fonds. Du coup, nous étions entrés en contact avec Marinette Panabière, de l'Adada. Nous avons eu envie de lui rendre visite? Après tout, Ambert n'est pas si loin de Clermont-Ferrand.
Pour Marinette Panabière, le mot « ânerie » est proscrit, sauf s'il pouvait signifier « lieu où il y a des ânes heureux », point barre. Un lieu qui existe bel et bien puisque, avec l'Adada, c'est elle qui l'a créé dans le parc naturel régional Livradois Forez, à Ambert (Puy-de-Dôme) et tout autour.
L'Adada est une association unique en France. Elle héberge en effet à ce jour près de 300 ânes, tous rescapés. C'est en 1999 que Marinette, en devenant le troisième président de l'Adada, fondée en 1968, décide d'élargir les missions de l'association, jusque là dévolue seulement à la réhabilitation de la race asine. Désormais, les ânes y trouveront un refuge.
Au début, on prévoit d'héberger une trentaine de bêtes. Mais les appels à l'aide se multiplient. La réalité rattrape l'association : trop d'ânes sont exploités, maltraités. On ne peut pas ne pas intervenir. On achète, on loue des parcelles qui deviennent pâtures, on récupère des prés. D'autres sont mis gracieusement à la disposition de l'association? Petit à petit, le cheptel augmente. Aujourd'hui, le refuge s'étend sur une cinquantaine de kilomètres.
Bêtes d'abattoir
« Au départ, on a recueilli les ânes des adhérents qui avaient des soucis divers. Maintenant, on récupère aussi ceux qui sont placés après un arrêté municipal, une décision de justice, une liquidation judiciaire. On enlève les animaux maltraités, on en sauve de la boucherie. Mais ceux-ci, pour leur éviter l'abattoir, il faut les acheter. Dernièrement, une adhérente en a payé deux 800 euros, et elle a dû s'acquitter, en plus, du prix du transport demandé par le maquignon. Un autre cas : l'âne était vendu 322 euros, dix jours plus tard, il en valait 422? Le maquignon a expliqué que c'était parce qu'il avait grossi? »
Le sait-on ? C'est peu probable, ce sont des choses qu'on n'a pas très envie de savoir. Pourtant, à l'instar des chevaux, énormément d'ânes sont envoyés en Italie pour y mourir sous le couteau, au terme d'un long et pénible voyage.« Même sur le marché d'Ambert, on trouve du saucisson d'âne ! », s'insurge Marinette.
Avec son mari Étienne, lui aussi passionné par la cause asine, elle se rend souvent sur les marchés dits « aux bestiaux » pour essayer de sauver quelques animaux. « On est allés, pour voir, à la foire aux équidés de Maurs, dans le Cantal. Le matin, il y a la DSV, les gendarmes, les vétérinaires, les marchands. Àmidi, la cloche sonne, la vente est terminée, tout le monde va bouffer. Et l'après-midi, ce sont les camions à étage qui arrivent pour charger tous les invendus qui partent en Italie. Ils les chargent à coups de bâton, de matraque, ils les entassent dans les camions? On est revenus avec quinze ânes qu'on a payés. Quelquefois, si on tombe sur quelqu'un qui aime bien son âne, plutôt que de le vendre à l'abattoir, il nous le donne, mais c'est rare. La majorité des ânes qu'on récupère étaient au préalable destinés à la boucherie? »
Marinette, Étienne, et quelques pensionnaires à l’heure du goûter.
Marinette s'interrompt. La seule évocation de ces foires, antichambres d'une mort horrible, lieux de violence, où les animaux ne sont que marchandises, où ils sont frappés, insultés, lui brise le c?ur. Elle se rappelle, toujours à Maurs, cet ânon de six mois qui devait partir à la boucherie alors que sa mère avait été vendue. Pour lui, tout s'est bien terminé : « On l'a acheté 100 euros. »
Émotion
Ils s'appellent Sidonie, Lurette, Gaspard? Chacun d'eux a un nom. Marinette les connaît « presque » tous. Elle connaît leur histoire. Il y en a de bouleversantes ou de révoltantes. « L'un des premiers ânes qu'on a récupérés, c'est Accadou. Il n'a pas loin de quarante ans aujourd'hui? »
« Il y a de plus en plus d'ânes qui subissent des maltraitances. Un jour, un promeneur est tombé sur un âne attaché à un arbre, dans une forêt, près d’Aix-en-Provence. Il a appelé le délégué de l'Adada. Après enquête, on a retrouvé le propriétaire. Il a déclaré que l'âne était attaché ici depuis 2006. Il tenait à peine debout, il était devenu dangereux. Tout doucement, on a réussi à le faire monter dans le camion. Les vétos voulaient l'euthanasier. On a tenu bon. Maintenant, il est devenu très doux. »
Marinette raconte que l'Adada a recours aux services d'une vétérinaire comportementaliste qui obtient de bons résultats. C'est elle qui s'occupe d'Émotion?
Émotion, c'est une histoire à part. Une petite ânesse pas tout à fait comme les autres. D'ailleurs elle ne vit pas avec les autres ânes, mais au domicile de Marinette et Étienne, qu'elle partage avec les huit chiens, le cochon vietnamien, le nandou, le daim, les deux alpagas, les chèvres, les brebis, les tortues, les vingt-cinq chats et les deux ratons laveurs (voir photo en pied d’article) hébergés par le couple.
« On a trouvé Émotion un beau matin dans le pré ; elle venait de naître. Sa mère était très jeune, on ne s'était pas aperçue qu'elle était gestante. Elle ne voulait pas de la petite, qui avait été battue, piétinée? On ne savait pas si on pourrait la sauver. On lui a transfusé le sang de sa mère, on lui a fait plein de soins, on l'a élevée au biberon. Elle a eu un an le 11 août, et elle ne se prend pas pour un âne, mais pour un chien. La comportementaliste essaie de lui faire comprendre qu'elle est un âne. Mais dès qu'elle prononce le mot « mère » ou « maman », elle se cabre, elle rue, elle devient insupportable, on ne peut plus la tenir? »
Des raisons d'espérer
D'autres ânes arrivent dans de sales états : « Certains sont bourrés de tumeurs. On a rentré un aveugle, trouvé abandonné à Saint-Anthème. L'un des derniers rentrés, Donkey, est lui aussi aveugle.» Quant à Botteur, il a été amputé d'un postérieur. « On nous avait dit que c'était impossible. On l'a fait quand même. Aujourd'hui, lorsqu'il se balade, on lui met une attelle fabriquée par un vétérinaire avec l'aide du CHU. »
La scène du bisou.
Les frais vétérinaires, comme dans tous les refuges, représentent un budget phénoménal pour l'Adada. Les mâles sont systématiquement castrés. Cet hiver, en plus du grand froid, l'association a eu à faire face à une épreuve particulièrement pénible : « Partout en France, les ânes se sont mis à souffrir d'une maladie bizarre. Des recherches sont en cours pour savoir de quoi il s'agit exactement. Ça bouffe le sélénium. Ça provoque une sorte de paralysie des muscles. On a eu douze morts, des animaux en bonne santé qui ont été comme foudroyés. Le doyen lui aussi est mort, il avait 44 ans et était en pleine forme. »
Marinette a eu le temps de les connaître, les ânes. Elle a eu le temps de s'apercevoir qu'ils avaient tous des personnalités bien distinctes. « L'âne est un animal très intelligent. Il réfléchit toujours avant de faire quelque chose. Il marche à l'affectif, il ne se dresse pas, il s'éduque. Si vous le tapez, vous n'en ferez rien. Il n'oubliera jamais les mauvais traitements. Et s'il en a l'occasion, un jour, même plusieurs années plus tard, il se vengera, il ne vous loupera pas. »
À l'Adada, c'est le respect et l'amour qui mènent le jeu. « Quand on prend des animaux, on s'en occupe. Ce sont des êtres vivants, qui ressentent des choses. Avoir un animal, c'est pas une obligation. Un âne, ça peut vivre plus de quarante ans? »
Marinette s'inquiète de l'augmentation des cas de maltraitance, dont la gestion devient « de plus en plus lourde ». mais aussi du manque de bénévoles. « Ce sont surtout les Anglais qui viennent donner un coup de main, mais on n'est pas nombreux. »
L'Adada propose des animaux à l'adoption : « On fait des adoptions sous contrat. On garde un droit de visite. On demande qu'on nous envoie deux fois par an des nouvelles, avec des photos. On fait aussi des parrainages. Les parrains et les marraines peuvent venir voir leurs ânes? »
Que deviendra l'association si d'aventure les sauvetages deviennent trop fréquents ? L'année 2011 a ét
é dure pour l'Adada. Comment va se dessiner l'avenir de l'association, sachant qu'elle ne reçoit quasiment aucune aide publique ?
L'Adada, c'est une sorte de petit paradis pour ceux qui reviennent de l'enfer ou étaient destinés à y aller. Un lieu emblématique, qui donne des raisons d'espérer? Il est du devoir des « amis des bêtes », c’est-à-dire de tous ceux qui pensent que les animaux ne sont ni nos esclaves ni nos choses, de faire en sorte que ce genre de structure survive, et que les animaux qui en sont les bénéficiaires continuent à goûter au bonheur de vivre loin de leurs bourreaux, sans tortures et sans chaînes? En attendant le jour (lointain ?) où il n'y aura plus ni bourreaux, ni tortures, ni chaînes…
De telles associations existent aussi pour les chevaux, mais pourquoi n’en trouve-t-on pas pour les bovins, pour les poules et les canards et autres volailles, pour les lapins, pour les chèvres, les ovins (sauf le Domaine des Douages), pour les porcs ? Pourquoi pense-t-on que tous ces animaux-là sont définitivement dévolus à l’abattoir, et pourquoi ne montre-t-on pas pour eux la moindre compassion ? Voilà une question que nous devrions tous nous poser, avec honnêteté. Pourquoi ce que l’on reconnaît à certains, ne le reconnaît-on pas à d’autres ?
Le débat est ouvert…
Josée Barnérias