Je n’ai jamais mis les pieds dans une salle de gavage (*), je l’avoue. Et avant que l’on m’explique ce qu’il s’y passe, je trouvais le foie gras à mon goût. En réalité, j’avais ingurgité ce que l’on m’en avait dit : le gavage, chez les palmipèdes, est un comportement naturel. Lorsque l’homme intervient, ce n’est jamais que pour « aider » un peu la nature.

A cette époque lointaine, il va de soi que je n’étais pas végétarienne. Je limitais certes ma consommation autant que possible, car j’avais bien conscience que les abattoirs n’étaient pas des lieux où l’on aimerait finir sa vie, à peine entamée l’adolescence, mais je n’avais pas encore totalement renoncé. Il faut dire que je ne faisais pas partie de ceux que la vue d’un steak bleu révulsait, bien au contraire. Que le fumet des pieds de cochon panés et de l’andouillette de Vire eût poussé au suicide. Que la perspective d’un morceau de boudin dûment poêlé faisait tomber dans les pommes. Non, j’en fais l’aveu : la barbaque, j’aimais ça !
   
Salades…
Mais on n’est pas là pour parler de moi. Juste une précision tout de même : ayant renoncé à me faire plaisir avec des aliments parce que ces mêmes aliments étaient à l’origine de bien des tourments chez ceux à qui on les devait, je supporte d’autant plus mal que l’on me raconte des histoires sur la façon dont ils sont obtenus. Ce matin, dimanche 15 décembre de l’an de grâce 2013, une émission dont j’ai, en passant d’une pièce à l’autre, entendu quelques bribes sur France Inter m’a fait bondir. Il s’agit de « On va déguster«  le rendez-vous dominical obligé des gastronomes et autres gourmets. On y parle plus souvent de chair et de sang que de salade, mais c’est normal : la France s’est construite autour du gigot et autres jambons, n’est-il pas ?

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Photo L214 : élevages Ernest Soulard

Dans « On va déguster« , il était question de saumon fumé et de foie gras, proximité des fêtes de fin d’année oblige. On le sait, la constance dans un certain conformisme alimentaire tient souvent lieu de bon goût. L’imagination n’est pas au pouvoir en matière de gastronomie, on dirait. Je suis tombée pile au moment où un producteur de foie gras (ou du moins que j’ai identifié comme tel) prétendait que le gavage n’était que douceur, parce que les palmipèdes étant des êtres très émotifs, si on leur faisait violence, leur foie s’en trouverait tout retourné et donc impropre à la consommation. Il citait en vrac les oies du Capitole, si sensibles ; les exquises pratiques des petits producteurs (dont on sait qu’en France, actuellement, ils représentent moins de 20 % de la production) et en appelait à la nature intrinsèque de ces oiseaux pour qui le gavage est une pratique courante avant la migration. D’ailleurs, si on ne se mêlait pas de les gaver, il est probable qu’ils s’en chargeraient eux-mêmes tellement ils aiment ça ! Le monsieur oubliait de dire qu’avoir à porter un foie dont le volume a été multiplié par dix en douze jours, voilà qui alourdit considérablement les bagages lorsqu’il s’agit de partir pour un voyage au long cours. Ces pauvres oiseaux seraient bien en peine de s’envoler, ils n’arrivent déjà pas à marcher… Heureusement que les canards ne prennent pas l’avion : sûr qu’on ne les laisserait pas monter, semblablement lestés.

Il oubliait de dire aussi que les canards mulards, hybrides « utilisés » uniquement pour la production de foie gras, ne sont pas (ou plus) des oiseaux migrateurs. Tout ce qu’ils savent faire, justement, ce n’est pas du lard, mais du foie gras ! Ah ça, on peut dire qu’ils sont spécialisés…

Je ne répèterai pas ici la totalité des contre-vérités que j’ai entendues en quelques minutes, contre-vérités approuvées par le journaliste, qui ne pouvait cacher sa joie. Ouf ! On va pouvoir continuer à bouffer du foie gras tranquille ! Non seulement ça ne fait pas mal aux canards ni aux oies (38 millions des uns par an en France, et 800.000 des autres), mais en plus pour eux le gavage est une partie de plaisir. Bien sûr, il y a la mort au bout, mais que voulez-vous, c’est la vie ! Ah bon, la mort c’est la vie ? On n’est pas à un oxymore près…

Et les associations de protection animale, du coup, de passer encore pour des grosses menteuses. Mais dites-moi, monsieur le bienfaiteur des canards et des oies stéatosés, à qui profite le crime ? Qui a intérêt à fourguer sa camelote ? Est-ce vous ou est-ce nous ? Vous savez, ce combat que nous menons ne nous rapporte pas un sou, pire, il nous fait faire des cheveux, nous retourne sens dessus dessous, nous fait faire bien des choses que les citoyens normaux ne voudraient pas faire, parce qu’il y a plus sympa que d’aller se geler les pinceaux dans une rue infestée de passants dont 90 % font la gueule, pour essayer de les gagner à un peu de compassion. Peine perdue, ils sont trop occupés à regarder du côté de leur nombril pour vérifier qu’il est toujours là.

Je sais de quoi je parle : hier samedi, avec des potes de La Griffe, on a tenté de réveiller nos contemporains à l’atroce condition du canard gavé. Distribution de tracts fournis par l’association L214, qui passe un temps fou et une énergie peu commune à dénoncer, images à l’appui, cette pratique d’un autre âge, exhibition de panneaux géants portant des photos prises par l’association, en caméra cachée, dans des élevages… Nous avons eu à affronter une population pressée qui faisait, la plupart du temps, semblant de ne pas se sentir concernée. Parmi les réflexions les plus débiles qu’il nous a été donné d’entendre : je ne veux pas de vos tracts, « parce que le foie gras j’aime ça », « parce que je ne veux pas savoir », « parce que je n’en mange pas », « parce que ça crée des emplois », souvent d’ailleurs, il n’y avait pas de mots, seulement un air dégoûté en regardant nos tracts, comme s’ils étaient contagieux. Tout de même, on a eu droit de la part de plusieurs passants à des encouragements, des félicitations, quelques-uns voulaient en savoir plus, ils ont pris plusieurs tracts pour en distribuer à leurs proches… Allons, ne noircissons pas le tableau. Rome ne s’est pas faite en un jour. Ce ne sont pas les oies du Capitole qui vont dire le contraire…

 Josée Barnérias

PS. Dans l’émission Vivre avec les bêtes, ce même dimanche, à 15 heures, Allain Bougrain Dubourg a lui aussi exprimé son désaccord quant à la diffusion de contre-vérités sur la justification du gavage…

(*) Je ne suis pas la seule : essayer d’entrer dans ce genre d’endroit, comme dans un élevage hors sol, comme dans un abattoir, c’est quasiment mission impossible. Ils ont quelque chose à cacher ? Non, non, c’est juste pour des raisons sanitaires… En revanche, il existe des salles de gavage bien volontiers ouvertes au public des touristes, dans le sud-ouest, par exemple. Pour entrer dans celles-ci, pas besoin de blanc-seing. Tout y est en place pour rassurer le consommateur sur la façon dont les oiseaux sont traités. Le consommateur qui, entre parenthèse, ne demande pas autre chose justement, que d’être rassuré…