Alors, l’arène, ou l’abattoir ?

 

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Dans l’arène aussi, on pratique allègrement la boucherie, mais on prend son temps.

(Photo CRAC Europe, Jean-Marc Montegnies, Animaux en Péril : link )

                                                              

 

L’un des arguments récurrents des aficionados pour justifier la corrida tient dans la comparaison de l’arène avec un autre lieu de mort, l’abattoir. Dans l’arène inondée de soleil, grande ouverte aux regards du monde, la mort du taureau apparaîtrait, à ce qu’ils prétendent, comme nimbée d’une aura de gloire, alors que l’abattoir, lieu clos, secret, où le sang coule sur des dalles froides, n’apporterait à ses victimes qu’une camarde ignominieuse, et à la chaîne en plus. Dans l’arène, la grandeur. Dans l’abattoir, l’avilissement.

Mais on ne se demande pas si la gloire est une valeur essentielle pour le taureau, ni non plus la prétendue dignité que sa fin dans l’arène serait censée lui apporter, gloire et dignité de l’herbivore ne procédant jamais que d’une projection frappée au sceau de l’anthropomorphisme.

 

Charybde ou Scylla ?

 

Il est d’ailleurs permis de supposer qu’entre l’arène et l’abattoir, n’importe quel bovin normalement constitué, à l’instar d’un individu d’une autre espèce, y compris la nôtre, et s’il avait la possibilité de savoir ce qui l’attend ici et là, ne choisirait ni l’une ni l’autre… Car peut-on sans rire élaborer une argumentation à partir du concept du pire et du (peut-être) moins pire ? Du genre : ici, c’est pas terrible, mais là-bas, c’est encore plus moche. L’abattoir est-il pire que l’arène ? L’arène pire que l’abattoir ? Faudra-t-il compter les points ? En réalité, les deux lieux portent la marque de l’abjection, et il n’est pas d’instrument de mesure pour la calculer.

Lorsque l’abattoir dit : aucun animal ne sortira d’ici vivant, l’arène dit : il n’y a qu’une chance infinitésimale pour qu’un animal sorte d’ici vivant.

L’abattoir. On est poussé dans le couloir de la mort, précédé par l’un, suivi par l’autre. On sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La peur au ventre. On se prend un coup de « matador » (tiens, tiens…) qui vous défonce le crâne, parfois pas tout à fait. Et quelle douleur atroce. On est pendu par les pattes, égorgé, saigné, et, dans la foulée, dépecé et coupé en morceaux. Rien de très serein, on en conviendra, surtout lorsque le tueur se loupe, ce qui arrive relativement souvent, vu les cadences demandées. Rien de très serein non plus lorsqu’au nom d’un dieu hypothétique, on fait l’impasse sur le « matador », histoire de respecter le rituel. Là, on sent la lame du couteau sur la gorge commodément tendue. Impossible de bouger pendant que l’on agonise, que l’air vient à manquer. On voudrait se débattre. Tout corps vivant, jeune encore, répugne à se livrer à la mort sans se défendre. La peur panique de ce qui arrive et que l’on ne comprend pas… L’impuissance. La douleur. Et au bout, loin devant, l’inconscience qui libère.

L’arène. Une issue, tout à coup, au sortir de ce caisson où l’on était enfermé. Faux espoir. On passe du noir total à la grande lumière. Du silence au bruit assourdissant. On entend les cris. On sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche. Chercher la sortie… Mais il n’y a pas de sortie. Ce sera le supplice de la pique, cet instrument qui fouaille les chairs, coupe, déchire, déchire encore. Une demi-tonne d’os et de muscles, cela devient dur à porter, après ce traitement-là. Difficile de respirer, de se mouvoir. Penser à se défendre, à s’échapper peut-être. Où est la sortie, bordel ? Ça ne fait que commencer. Banderilles, harcèlement. Les blessures sont de plus en plus nombreuses, le sang coule à flot. La lassitude s’installe. Qu’est-ce qu’ils veulent ? L’épuisement gagne. La fin tarde à venir. Un idiot n’arrive même pas à enfoncer cette putain d’épée par où pourrait arriver la délivrance. La chute. Le mufle en sang, sang dans lequel l’on se noie. Et les connards qui hurlent, au loin, tout autour. Un corps qui, il y a une demi-heure à peine, était puissant et palpitant de vie, réduit à un tas de chairs suppliciées, gluantes de sang frais. Pour faire plus vrai, quelques ultimes mutilations, alors que souvent, on n’est pas encore complètement mort.

Alors, l’arène, ou l’abattoir ?

Franchement, moi, j’hésiterais…

                                                                                               Jeph Barn.