Photo L214
L’être humain a ce don très particulier de distordre la réalité à sa guise. Plutôt que de ne croire qu’à ce qu’il voit, il voit ce à quoi il veut croire. Il y a quelques jours, j’ai pu encore une fois vérifier que la réalité pouvait changer de forme au gré de la façon dont on la percevait. Qu’elle est ce que l’on veut ou que l’on pense qu’elle est. Que l’on peut voir le monde comme à travers un filtre. Cela peut s’appliquer à peu près à tout ce qui nous entoure. C’est assez préoccupant. Lorsqu’il s’agit d’êtres vivants, cela risque de devenir carrément inquiétant.
La désinvolture des médias
C’est un reportage vu sur une chaîne TV d’info qui m’a, une fois de plus, interpellée. La présentatrice, une jeune femme souriante, annonçait, avec ce qui m’est apparu comme un exemple éclatant de désinvolture, une baisse de production du foie gras, ce qui, cet hiver, aura pour conséquence une hausse des prix. La cause en était, d’après elle, la grippe aviaire qui a nécessité l’abattage de plusieurs millions de volailles. Elle développait l’information en évoquant les palmipèdes comme s’il s’était agi de paquets de bonbons pendant que des images de canards se baladant dans leur parc défilaient sur l’écran. Elle concluait, tout sourire : « Que l’on se rassure, il n’y aura pas de pénurie et on trouvera du foie gras dans les rayons des magasins ! ».
La même personne a peut-être déjà vu des vidéos diffusées par l’association L214 et s’est peut-être elle aussi, comme tant d’autres, indignée du traitement que l’on fait subir aux animaux d’élevage en général, aux canards et aux oies pourvoyeurs de foie gras en particulier. Il serait en tout cas étonnant qu’elle n’en ait pas au moins entendu parler. Lorsqu’elle a eu à développer sur sa chaîne le sujet « foie gras », elle aurait pu penser à ces images et prendre de fait un peu de recul. Elle aurait pu, par exemple, expliquer en quelques mots que la pratique du gavage, considérée comme cruelle, est interdite par l’UE et que, lors de la grippe aviaire, les animaux qui ont été abattus l’ont été dans des conditions tellement atroces qu’elles ont choqué, voire traumatisé, un certain nombre d’éleveurs.
Mais non. Elle semblait heureuse de pouvoir annoncer la bonne nouvelle : il y aura moins de foie gras et il sera plus cher mais IL Y EN AURA ! Pas un seul moment le fait qu’elle évoquait des animaux en souffrance n’a traversé l’esprit de cette personne dont le niveau élevé d’éducation ne faisait (presque) aucun doute. Pour elle, à ce moment-là, oies et canards n’étaient pas autre chose que des foies gras sur pattes.
Photo L214 : La réalité du foie gras, elle est là.
L’animal-machine, encore
Il s’agit là en somme d’un véritable dédoublement de la perception. Il ne faut pas grand-chose pour qu’un être vivant, animal humain ou animal tout court, régresse, aux yeux d’un autre, au stade d’objet, animé certes, mais d’objet tout de même.
C’est un phénomène psychique bien connu des psychologues. On le retrouve chez les tortionnaires et les assassins par rapport à leurs victimes. Tout à coup, celles-ci cessent d’être des êtres humains, des personnes susceptibles d’inspirer de l’empathie. Avec les animaux, c’est encore bien pire. Lorsqu’un éleveur conduit l’animal qu’il a vu grandir à l’abattoir, il lui est nécessaire de développer une distance qui le protègera du sentiment de culpabilité qu’il pourrait développer. Les travailleurs de ces mêmes abattoirs, s’ils ne sont pas des brutes, sont contraints d’agir de même. Idem pour le chasseur, l’aficionado, le chercheur, etc. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Car lorsqu’il s’agit des animaux, la mise à distance est le plus souvent requise. On peut appeler cela, bien que le terme ne soit pas très joli, un processus de « chosification » ou de « réification », comme l’on voudra.
Et si c’est à une sorte d’objet que l’on a affaire, plus besoin de s’empêtrer le cerveau dans des considérations morales qui, dans la plupart des cas, ne peuvent que nuire à la bonne marche de ses activités.
Pour faire simple, on décide de regarder les animaux d’une certaine façon. Un peu comme Malebranche bourrant de coups de pieds une pauvre chienne qui n’était pas loin de donner naissance à des chiots, en rassurant son interlocuteur : « C’est que CELA ne sent point… » Autrement dit, conformément à la thèse de l’animal-machine développée par son maître Descartes, la pauvre bête n’était pour lui qu’une sorte d’automate dénué de sensations ou de sentiments. Aujourd’hui, cela semble impensable, et pourtant…
La politique du déni
Et pourtant, nous sommes encore à 99,99 % les complices de tout ce que l’on fait subir aux animaux, à notre corps défendant quelquefois, car l’on essaie de bien faire : végétarisme, voire végétalisme… Ou véganisme, pourquoi pas ? Mais cela est une goutte d’eau dans l’océan de nos activités, de nos perceptions, de notre consommation.
On préfère, tout en sachant, ne pas savoir. On préfère ne pas voir. Regard à géométrie variable… Florence Burgat évoque cette dichotomie dans « Les animaux ont-ils des droits » (éditions de la Documentation française) : « La thèse cartésienne dite de l’animal-machine, pure matière sans esprit, est décidément loin d’avoir déserté nos institutions et nos façons de penser. »
Serions-nous à ce point frappés de cécité ou de surdité, que nous ne voyions ni n’entendions les douleurs, les plaintes, les cris ? Car il ne fait plus aucun doute que de nombreuses espèces animales ressentent souffrances et émotions à peu près comme nous pouvons le faire.
Je sais, rien n’est simple, et il faudra du temps (si cela arrive un jour) pour intégrer les animaux dans un statut protecteur qui les reconnaisse, quoi qu’il arrive, comme les individus intelligents et sensibles qu’ils sont même si, pour l’heure, on refuse de les voir ainsi.
Il est essentiel et urgent que notre regard sur les animaux change enfin. Ce regard précèdera-t-il une prise en compte par le droit, ou bien le droit un jour nous contraindra-t-il à changer notre regard ? N’attendons pas pour devenir VRAIMENT humains, que les institutions nous le demandent. Elles ne le feront pas tant que nous ne les inciterons pas à le faire. La balle est dans notre camp.
Chacun de nous est acteur. Chacun de nous peut changer le monde. Cela passe qu’on le veuille ou non d’abord par le regard que nous portons sur les animaux. Jamais nous ne règlerons les problèmes qui nous assaillent tant que l’on n’aura pas réglé celui-là. Cessons d’être aveugles, incitons les autres à cesser de l’être…
Plus facile à dire qu’à faire, car transformer les animaux en objets est une pratique tout ce qu’il y a de plus courant. Politique du déni. Il n’est que de consulter les médias, d’écouter les politiques pour se faire une idée. Si le quidam n’est pas entendu, eux, ils le sont. C’est pourquoi il est nécessaire de les interpeller chaque fois qu’on le peut et tenter de les ramener à la réalité.
C’est ce que La Griffe s’efforce de faire. D’autres aussi. Jusque-là, sans grand résultat, soyons honnêtes. Cependant, il faut le dire encore, l’écrire, le graver, le crier, l’asséner, le marteler : nous devons changer notre regard sur les animaux ! C’est de ce regard que dépendra tout le reste.
Josée Barnérias
Merci Josée de cet éclairage sur ce sujet douloureux. Nous instrumentalisons tout être que nous jugeons inférieur. Commençons par retisser des relations avec les animaux. Faisons se rencontrer nos enfants et les animaux, se côtoyer dans le respect. Apprenons de nos enfants, car ils sont justes et dépourvus de cette distorsion de la réalité ! Cessons de leur montrer le mauvais exemple en les emmenant au cirque avec animaux, au zoo, …