Le pays est sens dessus dessous parce que les agriculteurs sont en colère. Les agriculteurs ? Il conviendrait plutôt de dire « les éleveurs ». Parce que, on l’a tous compris, c’est surtout d’eux qu’il s’agit… Même si les maraîchers, les arboriculteurs, et tous ceux qui font pousser de beaux fruits et de savoureux légumes ne sont pas vraiment à la fête en ce moment.

C’est étrange, ce glissement sémantique. C’est comme si TOUS les agriculteurs étaient forcément des éleveurs. On s’en rend compte lors du Salon de l’agriculture. De qui parle-t-on ? Des éleveurs, bien sûr… Agriculture, étymologiquement parlant, cela signifie « culture du sol ». C’est vrai dans le cas des céréaliers, qui font d’ailleurs souvent cause commune avec les éleveurs. Pourquoi ? Parce que beaucoup de gros éleveurs sont aussi céréaliers et vice versa et aussi parce que les céréales, ça sert à… nourrir les animaux des éleveurs, pardi ! A part cela, dans le cas de l’élevage, devrait-on encore employer le mot agriculture ? On lui préfèrera la locution « productions animales » qui nous semble plus pertinente.

"Agriculteurs au bord du désespoir", titre un documentaire. Les animaux, eux, ils sont au bord de quoi ?

« Agriculteurs au bord du désespoir », titre un documentaire. Les animaux, eux, ils sont au bord de quoi ?

Passons. De nombreux « agriculteurs », ou de nombreux éleveurs, sont dans une situation économique épouvantable. Nous ne nous réjouissons pas, loin s’en faut, de la détresse d’autrui, autrui fût-il exploiteur de vies… Mais nous devons relever une évidence : la crise de l’élevage est récurrente, répétitive, redondante. Impossible, si l’on veut sacrifier aux lois du toujours plus, toujours plus loin, en gros du productivisme forcené, de s’en tenir à l’élevage pépère, trois moutons, deux vaches, et ça roule ma poule… C’est fini, ça. Pour nourrir les dix milliards de pécores qui vont se disputer bientôt le bout de gras, il y faudrait un truc du genre la multiplication des pains (pour les béotiens qui n’en auraient jamais entendu causer, cliquer ici), ou mieux encore, des poissons (cliquer ici) ou des lardons (ne cliquez pas). Les Mille vaches, les Mille veaux, les Mille petits cochons, c’est ça l’avenir de la gastronomie. Pas la peine de se la jouer. Carnivores chéris, bientôt vous allez, que vous le vouliez ou non, bouffer votre caca ! A coup de sélections génétiques, d’insémination artificielle forcenée (ça s’appelle le viol in vitro), d’oubli du vivant, de chimiothérapie, la viande, c’est sûr, sera plus morte que jamais. Mais a-t-on jamais vu de la viande vivante ?

Les éleveurs sont violents. On dit que c’est parce qu’ils sont désespérés. Ils jettent du fumier sous le nez des préfets, ils saccagent, ils salissent… On ne leur en veut pas, parce qu’ils sont désespérés. On met un petit coup de semonce, mais on ne les verra pas au tribunal pour ça. Au contraire, on va leur concéder quelques centaines de millions d’euros (excusez, j’ai pas la mémoire des chiffres). Et les petits cochons, les chevrettes et autres emblématiques « productions animales » qu’ils auront lâchées dans l’espace public, histoire de faire le buzz, de courir, terrorisés, en appelant leur mère qui est déjà partie pour l’abattoir. S’ils ont de la chance, ils tomberont sur un(e) bénévole de la FBB, de l’OABA, ou autres saintes Rita (1) qui leur trouvera un petit refuge où ils pourront couler des jours peinards, loin des méchants.

Les éleveurs sont aidés depuis de très nombreuses années par les subventions publiques. Le pognon leur arrive de partout. Normal, à force de vouloir jouer les gros bras, ils se sont mis dans des situations impossibles. Pourquoi ne leur a-t-on jamais expliqué que l’élevage, ce n’était plus un boulot d’avenir ? Pour gagner de l’argent il faut produire, toujours plus, toujours plus vite. Cela implique des centres de production gigantesques, genre usine à viande, usine à lait, cela implique des installations toujours plus sophistiquées, toujours plus chères, des emprunts toujours plus énormes, des dettes à perte de vue… Et plouf ! C’est le naufrage. Et au lieu de leur dire les gars, essayez s’il vous plaît autre chose, mais ne vous mettez pas là-dedans, trop casse-gueule, on les encourage ! Un peu comme sur le Chemin des Dames : allez, c’est pour la Patrie reconnaissante, ou le crash sur les tours jumelles et la promesse des vierges en grand nombre au paradis d’Allah ! Reconnaissante mon… œil ! Il faudra bien pourtant un jour entendre raison. Plus on attend, plus ce sera violent.

Parce qu’il ne faut pas oublier que l’élevage est une aberration environnementale absolue. Pour nous, La Griffe, là n’est pas l’essentiel (l’essentiel il est dans le mépris de la souffrance et de la vie des autres), mais il faut bien l’évoquer. L’élevage occupe 70% des surfaces cultivées dans le monde, et on n’a pas dit notre dernier mot ! Conséquences catastrophiques sur l’effet de serre, sur la consommation d’eau, sur la pollution des sols… Et tout cela avec l’argent public ! Comment accepter cela ?

Comment le refuser surtout ? Là, c’est simple. Il suffit de végétaliser au maximum son alimentation. C’est possible. Certains le font, et ne s’en portent pas plus mal, foi de carnivore abstinente (et repentie) !

Nous sommes les seuls acteurs de ce qui est en train de se jouer. Nous, c’est-à-dire toi, moi, elle ou lui, nous tous, les citoyens lambda. Allons-nous supporter longtemps encore ces usines à viande qui sont des machines à fabriquer de la souffrance et de la mort ? Ces abattoirs où le sang coule plus fort qu’un fleuve en période de crue ? Où la mort est administrée comme un cachet d’aspirine, sans état d’âme, mais avec des ratés, tout de même, sordides et cruels (2) ?

Les médias jouent un rôle désespérant et… déterminant. Pas un seul, parmi le fatras des commentaires, des témoignages, pour proposer un tout petit arrêt sur image et poser la seule question qui vaille : mais au fait, quelle est la légitimité de tout cela ? Pourquoi parlons-nous des bêtes comme on parlerait de pièces de voiture ? Pourquoi ne voyons-nous pas la douceur ou la terreur dans leurs yeux ? Sommes-nous sûrs de ne pouvoir nous passer ni de viande, ni de lait, ni d’œufs ? Sommes-nous condamnés à condamner à notre tour, jusqu’à notre propre mort, tout ce qui vit, qui bouge, qui sent, qui veut, qui aime et attend ? Sommes-nous à ce point prédateurs, calculateurs, aveugles et heureux de l’être ? Ce n’est pas possible…

Ne serait-il pas enfin temps de quitter l’ère des maquignons ?

Josée Barnérias

(1) Rita est la sainte patronne des « causes désespérées et des choses impossibles », dans la tradition chrétienne.

(2) A ce propos, lire le livre de Jean-Luc Daub, aux éditions  L’Harmattan, Ces bêtes qu’on abat.

Photo de tête d’article : L214