La Griffe doit
redéfinir ses missions
C'est un coup de fil comme on en reçoit régulièrement. Un habitant d'une petite commune des environs de Clermont nous sollicite pour l'aider à résoudre un problème qui semble le préoccuper beaucoup. Il « aime les animaux », dit-il. Il nourrit une minette venue s'installer dans son jardin. Ladite minette lui a ramené, toute en confiance, trois ou quatre chatons de deux mois environ. Le monsieur commence à prendre peur? Il sait que s'il ne fait rien, dans moins de six mois, le même scénario va se reproduire. Il ne veut pas faire capturer les chatons, si mignons, si drôles, bourrés de vitalité, joueurs, parce qu'il sait bien qu'ils seront supprimés. Mais il ne peut pas les garder non plus. Acceptons-nous de les prendre en charge ? Pourrait-il, par notre intermédiaire, faire stériliser la minette ?
Nous lui expliquons que pour les chatons, c'est non. Nous n'avons pas de lieu où les garder? Nous en avons récupéré déjà qui se trouvent ici et là, chez des bénévoles suffisamment gentils et dévoués pour s'en charger un temps. Nous essayons d'en placer. Nous parvenons tant bien que mal à trouver une famille pour quelques-uns d'entre eux. Mais les autres, qu'allons-nous en faire ? Cette situation nous rend tristes, malheureux, mais à l'évidence, nous sommes impuissants. Nous affichons complet. Nous avons aussi des chats adultes, et là, le problème est encore plus difficile à résoudre. Je lui conseille de manipuler le plus possible les chatons, de les rendre sociables, afin, plus tard, de les confier à un refuge. Ce serait à peu près le seul moyen de leur sauver la vie. Je lui propose de capturer la minette, à condition que nous n'ayons pas à assurer le financement de sa stérilisation, et à condition aussi qu'il s'en occupe par la suite, lorsque nous la lui aurons ramenée?
Il ne nous a pas rappelés. Peut-être ne le fera-t-il jamais?
Ceci est un exemple, parmi des milliers, voire des dizaines ou des centaines de milliers d'autres, de ce qu'engendre la surpopulation féline. Des coups de téléphone, des courriels, des appels à l'aide du même genre, nous en recevons plusieurs par semaine.
Faire des choix
Lorsque La Griffe a été créée, en 2010, il n'était question que de dénoncer les violences perpétrées sur les animaux par les hommes, d'organiser pour cela diverses manifestations qui seraient autant de tremplins pour notre message. Nous n'avions pas d'espèce ni de thème de prédilection. Nous n'étions ni plus « cheval » ni davantage « chat », ou « corrida », ou « foie gras »… Ni spécialement ceci ou cela, et nous étions tout cela à la fois. Programme ambitieux ? Sans doute… Notre but, c'était de lutter contre l'exploitation de l'animal par l'homme. De dénoncer les souffrances infligées. Nous savions que nous aurions à aller de temps en temps sur le terrain. Impossible de ne pas répondre à certaines sollicitations, de renvoyer les gens à leur angoisse, d'ignorer l'animal en détresse, de refiler systématiquement la patate chaude à d'autres associations dédiées à ce genre de problème.
Il n’est pas question de renoncer à sauver des animaux en danger, comme ici Patachon,
néanmoins, la facture vétérinaire est trop lourde pour une petite association…
Il fallait bien que nous en prissions nous aussi notre part.
Mais très vite, nous nous sommes vus submergés par le nombre de situations problématiques. Les chats, leur prolifération, la précarité de leur existence erratique ne pouvaient pas ne pas nous émouvoir. Nous nous sommes lancés dans la bataille sans savoir vraiment jusqu'où nous pouvions aller. Nous avons vu filer inexorablement dans la poche des vétérinaires l'argent que nous confiaient nos adhérents. Tant et si bien qu'il nous fallut réduire notre budget « communication militante » à sa portion congrue. La communication, pour nous, c'est pourtant le nerf de la guerre. Se rendre le plus possible visible ; disposer d’affiches, de tracts, de banderoles, de tout un matériel qui attire l’attention et le regard, qui exprime parfaitement ce que nous voulons exprimer ; pouvoir organiser des manifestations telles que des conférences, et pouvoir assurer les frais qu'implique la venue d'intervenants suffisamment connus et compétents pour attirer un minimum de spectateurs, pour faire réagir les médias… Faire des efforts pour « professionnaliser » notre action (on peut être bénévole sans pour autant faire un boulot d'amateur)? Tout cela coûte de l'argent, et lorsque nous réglons la note des vétérinaires, c'est d'autant de possibilités d'informer dont nous nous privons.
Et pourtant, nous ne pouvons renoncer à sauver?
Si La Griffe veut perdurer, il va lui falloir faire des choix. Donner moins d'argent aux vétérinaires, en consacrer davantage à couvrir des campagnes d'information. La Griffe a pour vocation, non de tenir un refuge, d'autres le font, et beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire, mais d'exercer une pression en amont afin que la souffrance animale éclate au grand jour et ne soit plus, comme aujourd'hui, reléguée dans on ne sait trop quelle zone confuse et sombre d'une société qui pratique le déni comme si c'était une seconde nature.
Du jamais vu
Bien sûr, tout cela est facile à dire. Que faire lorsqu'on vous amène des chatons ? Sachant que si on les renvoie en fourrière, ils ont toutes les chances de ne pas fêter leur pr
emier anniversaire. Ou un animal âgé, dont les propriétaires ne veulent plus ? Il faudrait avoir la force de dire non. Cela s'apprend-il ? Rien de moins sûr?
Nous avons aujourd'hui plus que jamais grand besoin d'aide. La Griffe a grandi très vite, et s'est arrêtée de grandir. Pour quelle raison ? Il y a lieu de se poser des questions, si nous voulons continuer. Où avons-nous failli et d'abord, avons-nous failli ? Une association est quelque chose de fluctuant, d'imprécis, qui ne peut se gérer comme une armée en marche. Parce que les gens qui en font partie ne sont pas de petits soldats, ils n'ont pas prêté serment. Ils se sont engagés ? Ils peuvent, du jour au lendemain se désengager sans que les autres ne trouvent rien à y redire, parce que nous sommes tous libres, et qu'une association est par excellence le lieu de la liberté, puisque c'est le lieu du bon vouloir.
Pourtant, si nous voulons être efficaces, nous devons faire preuve d'un minimum d'exigence et de rigueur dans notre façon de procéder. Ceux qui désirent participer activement à nos actions doivent s'informer sur la condition animale, ce qu'elle est réellement aujourd'hui, et ne pas se contenter de quelques a priori bien calibrés. Nous devons tous réfléchir à nos missions, à nos choix, à nos stratégies. Il n'y a qu'à cette condition que nous serons crédibles et que nous pourrons avancer. Nous devons dénoncer, mais aussi argumenter, c'est la seule façon d'informer efficacement.Nous descendrons dans la rue s'il le faut. C'est le moment. Les certitudes sont en train de vaciller. Élevage, abattage, traitement des animaux de compagnie, méthodes de chasse, cirques, carnivorisme? Toutes ces pratiques commencent doucement à être remises en question. Nous devons appuyer dans ce sens. Il y a tout un travail passionnant à accomplir. Nous sommes tout simplement, à notre très modeste échelle, en train de contribuer à inventer un autre monde. Du jamais vu : un monde où les animaux ne subiraient plus le joug de l'homme.
L'année qui arrive, 2013, devra marquer un tournant pour La Griffe. Il nous faudra évoluer ou? renoncer.
Josée Barnérias