L’empathie envers les animaux peut-elle, parfois, découler d’un trouble psychologique ou bien, a contrario, y mener ? Le « syndrome de Noé », que les anglo-saxons appellent aussi « animal hoarding », décrit comme un trouble obsessionnel compulsif (TOC) ou, autrement dit, une forme de syllogomanie, est souvent évoqué lorsqu’une personne, le plus souvent une femme, héberge un (trop) grand nombre d’animaux (une sorte d’équivalent du syndrome de Diogène, qui consiste à accumuler les objets). Mais s’agit-il vraiment, et dans tous les cas, d’une pathologie ?
Une traque
En février dernier, la Fondation 30 Millions d’Amis a réussi à rattraper une femme qui avait été d’abord repérée en octobre 2023. Celle-ci hébergeait à son domicile, outre sa fille mineure et le bébé de celle-ci, près d’une cinquantaine de chats (voir l’article de la Fondation 30MA).
La dame ne s’était pas rendue sans combattre. Se sachant un peu traquée, tout de même, elle avait déménagé plusieurs fois en quelque six mois. Jusqu’à ce que, finissant par être localisée, elle avait, au bout de quelques négociations menées avec la Fondation, accepté de se séparer d’une quarantaine de chats qui, d’après la Fondation, auraient été dispersés ensuite dans des refuges partenaires.
Bien entendu, ce qui a été mis en cause, c’est ce fameux syndrome qui correspond au « besoin d’acquérir et de garder » non des objets mais des êtres vivants. D’où la référence à Noé qui, comme chacun sait, avait recueilli sur son arche, avant d’affronter les flots générés par le Déluge, un couple de tous les animaux vivant sur Terre. Noé, évidemment, pensait plus à assurer son avenir, celui de ses descendants, et à obéir à une injonction qui venait d’En haut qu’à sauver de pauvres bêtes qui allaient sous peu se trouver englouties sous les divines averses. La référence est donc discutable.
Comment la dame avait-elle récupéré tous ces chats ? Les avait-elle sauvés de la rue, ce qui eût été plutôt généreux ? Les avait-elle collectés par l’intermédiaire d’Internet, de petites annonces, ce qui eût été irresponsable ? Les avait-elle « élevés », en organisant leur reproduction, ce qui eût été inexcusable ? Enfin, les avait-elle volés ? Cette dernière option semble cependant à exclure.
On précisera tout de même que tous ces animaux étaient en bonne santé, stérilisés (sauf deux, dixit 30MA), ce qui est loin d’être toujours le cas.
La question est : à partir de quel moment, et à partir de combien d’animaux entre-t-on dans la case « Noé » ?
Le syndrome de… Noël
La chaîne TV Arte a diffusé un documentaire allemand, dans la série Regards, intitulé « Trop d’animaux ou le syndrome de Noé », qui est consacré à cette pulsion apparemment irrépressible qui consiste à héberger bien plus d’animaux que ses possibilités ne le permettent. Les « accumulateurs compulsifs » se répartissent en quatre catégories, d’après une étude états-unienne : en tête, on trouve le « sauveur », puis le « soigneur », l’« éleveur », et enfin l’ « exploiteur ». En ce qui concerne les deux derniers, il est évident que la recherche du profit est, sinon le principal moteur, au moins un excellent prétexte. Une recherche du profit qui n’exclut pas, loin de là, les dérives… C’est auprès de ces deux profils que l’on trouve les situations les plus misérables, les maltraitances les plus terribles, les animaux étant considérés comme des objets et non comme des êtres vivants. Mais parfois les choses sont un peu plus compliquées, comme dans le cas de ce refuge héraultois, l’Arche de Noël, épinglé par l’association One Voice, et dont le responsable, prenant prétexte de les sauver, se livrait à un trafic éhonté d’animaux. Un redoutable mélange de naïveté, de cupidité, de cruauté et peut-être de troubles psychologiques chez le fondateur, Noël Azzopardi, qui devra répondre devant le tribunal de ses agissements.
Tous les détenteurs d’animaux, tous les éleveurs, ne sont pas concernés par ce que l’on appelle peut-être parfois un peu vite le syndrome de Noé. Il s’agit en effet de connaître et de respecter ses propres limites. Quoi que l’on puisse penser des particuliers qui ont plus d’animaux que le commun des mortels, ou des éleveurs, ils n’entrent pas obligatoirement dans un cadre pathologique, et il convient de faire la différence, même si la frontière semble quelquefois un peu floue. Toutefois la maltraitance est une pratique bien partagée, pathologie ou pas. Volontaire ou non lorsqu’on l’associe au syndrome de Noé, elle est également présente là où le trouble du comportement est absent, et les chats et les chiens en sont les principales victimes.
Pour ce qui est des deux premières catégories, le sauveur et le soigneur, on pourrait penser qu’après tout, ils font preuve de bonnes intentions et qu’au moins ils montrent envers les animaux une attention bienveillante. C’est vrai, d’une certaine façon. Mais les individus concernés, qui sont souvent dans le déni, se retrouvent rapidement à la tête d’une population qu’ils ont de plus en plus de mal à gérer. Financièrement, c’est un gouffre. On ne peut plus faire face. Les animaux sont peu et mal nourris, mal soignés. Et comme ils sont entassés dans des lieux trop exigus, ils ont de sérieux problèmes de santé. S’ils ne sont pas tous stérilisés, c’est la catastrophe. Les associations appelées sur de semblables cas tombent sur des mouroirs, des lieux insalubres où survivent (ou pas) des animaux malades, tristes et résignés, rongés par les parasites… Voir encore l’histoire du refuge de Béziers…
Quant aux éleveurs et aux exploiteurs ils ne font guère mieux, bien souvent pire, et ils n’ont pas l’excuse de l’empathie, ou du moins ce que l’on prend pour de l’empathie. Car, remarque une enquêtrice, « le syndrome de Noé, c’est tout, sauf de l’amour ». Encore que… L’amour connaît parfois de ces dérives…
Où est la frontière ?
Le problème, c’est que la société génère ce type de déviance. La condition animale est totalement naufragée, dans un contexte qui encourage le consumérisme. Les collectionneurs d’animaux achètent et jettent pour mieux acheter encore. Les élevages clandestins, qui représentent de l’argent facile, fleurissent sans que personne n’y trouve à redire. Les animaux à l’abandon sont légion. Les refuges sont archipleins et, d’après l’association Agir pour la vie animale (AVA), fourrières et refuges euthanasient à tour de bras. Pas facile toutefois d’obtenir des chiffres. En la matière, l’omerta est la règle. Il faut beaucoup insister pour que les services de protection animale des DDPP (directions départementales de la protection des populations) daignent se déplacer lorsqu’il y a urgence. Les mouroirs, les lieux sordides où les animaux sont parqués, ont encore de beaux jours devant eux…
Comment s’étonner alors que des individus empathiques, voire hyperémotifs, peut-être en mal de socialisation et d’affection, en demande de reconnaissance, isolés, tombent dans la manie du sauvetage compulsif ? Bien beau si, comme le responsable du refuge de Béziers, ils ne dérivent pas vers l’horreur.
Comment s’étonner, au-delà de ces fragilités bien humaines, que l’on éprouve, à l’idée de tous les animaux sacrifiés, oubliés, abandonnés, mis à mort, une légitime colère, une irréfragable compassion et que l’on ait envie d’en sauver le plus possible ?
Où finit l’empathie, ou commence la pathologie ?
Nous ne croyons pas que tout soit aussi simple qu’on veut bien nous en persuader. Il existe des associations qui font leur miel des situations border line. Nous connaissons tous ces descentes d’associatifs forts de leur bon droit chez des mamies débordées par un troupeau de chats, effrayées, angoissées à l’idée que l’on puisse leur enlever leurs chers petits pensionnaires. Il ne s’agit pas d’opérations très glorieuses. Il est beaucoup plus facile de terroriser une octogénaire sans moyens, sans amis, que de coincer des éleveurs clandestins, de neutraliser de vraies brutes ou empêcher des maltraitances avérées, des violences sur des animaux qui ne font aucun doute. Bien sûr, on pourra prétendre auprès des éventuels donateurs qu’on a sauvé de l’enfer une trentaine de chats ou de chiens, mais qu’on a été forcé d’en euthanasier la moitié, tant ceux-ci étaient en mauvais état. C’est parfois vrai.
Mais n’aurait-il pas mieux valu aider cette personne, avant ?
Il ne faudrait pas que les protecteurs auto-proclamés des animaux se mettent à ressembler comme des frères à ces ligueurs, à ces croisés de la vertu qui n’hésitent pas à manier la badine pour remettre les âmes égarées dans le droit chemin.
Ces bienfaiteurs de la cause animale, souvent bénéficiant d’une certaine puissance et d’une écoute (relative certes) auprès des médias, pourraient s’armer d’une sainte colère pour qu’enfin, tous unis, nous exigions des pouvoirs en place qu’ils prennent en compte la vie des animaux, leur détresse, et qu’au lieu de nous gratifier de mesures ineptes qui ne sont qu’effets d’annonce, ils prennent enfin de vraies décisions pour que l’exploitation des bêtes cesse d’être facilitée par leur nombre, la facilité de leur acquisition, et pour que les vrais maltraitants soient implacablement dénoncés et sanctionnés ? Mais pas d’union sacrée à l’horizon…
Paul Léautaud aussi ?
A la mort de l’écrivain Paul Léautaud,en 1956, à l’âge de 84 ans, on a découvert, dans le grand jardin du pavillon de Fontenay-aux-Roses où il avait très longtemps vécu, les sépultures dûment répertoriées d’environ 300 chats et 125 chiens.Tous avaient été recueillis, au fil des décennies, par cet homme plutôt bougon, pour ne pas dire misanthrope, dont la vie a été partagée entre la littérature, les femmes, et les animaux pour lesquels il éprouvait une infinie tendresse, au point d’arpenter chaque jour, lorsqu’il vivait encore à Paris, les rues à la recherche de pauvres bêtes abandonnées, affamées, qu’il prenait sous son aile, les nourrissant, les réconfortant et essayant de leur trouver un foyer.
Dans son Journal littéraire, œuvre monumentale qui l’a rendu célèbre, plusieurs pages étaient consacrées aux animaux. Elles ont été ôtées à l’édition, mais on peut les retrouver dans un ouvrage publié par les éditions Grasset, dans la collection Les Cahiers Rouges, sous le titre Bestiaire. Tout individu sensible à la détresse des bêtes s’y reconnaîtra. Le début du vingtième siècle était une époque très dure pour les animaux. A chaque page, on sent le désespoir de Léautaud qui est conscient de l’aspect dérisoire de ses efforts, conscient aussi d’appartenir à une sorte de confrérie diffuse : « Ces amis inconnus des bêtes existent toujours. Groupement secret, franc-maçonnerie discrète, qui unit les adeptes de tous genres, de toutes religions, de toutes appartenances, et qui fait l’Union sacrée sous le signe émouvant de l’amour envers nos frères dits inférieurs. »
A cette époque-là, on ne parlait pas encore de syndrome de Noé. Serait-on allé jusqu’à faire entrer l’auguste homme de lettres dans cette case étroite où l’on n’hésite pas à jeter pêle-mêle les « déviants » censés préférer les bêtes aux hommes, ce qui est pour beaucoup, soyons-en sûr, un crime contre-nature ?
Que Noé retourne à son arche, qu’il n’aurait jamais dû quitter. Tant qu’il y aura des animaux esclaves en abondance, il y aura des esclavagistes, marchands, éleveurs, maquignons. Tant qu’il y aura des bêtes malheureuses, il y aura quelques femmes et quelques hommes pour les réconforter. Il s’agit de ne pas confondre les premiers avec les seconds. Il s’agit de dénoncer les premiers et aider, si cela est possible, les seconds, même lorsqu’ils franchissent les limites du raisonnable.
Abandonnons les TOC, les syndromes et autres psychopathies aux psychologues et aux psychiatres. Ne nous posons pas en spécialistes de la chose humaine, il n’est déjà pas si évident d’être des avertis en matière de chose animale. Qui sommes-nous pour dire qui souffre de quoi si nous ne sommes pas experts en matière de troubles mentaux ? Cessons de faire porter à de pauvres gens le stigmate honteux de ce syndrome de Noé qui n’a pas toujours pour fonction d’éclairer les situations, mais plutôt de brocarder des individus. Et puisqu’on en est aux métaphores bibliques, sachons séparer le bon grain de l’ivraie et reconnaître qui est maltraitant et qui ne l’est pas, ou l’est sans forcément le savoir (pas besoin de pathologie pour cela). Cela sera sans doute plus constructif.
Josée Barnérias