Sur son flanc droit, une tache en forme de cœur.

Loukoum adorait les bains de mer…

Lundi 30 mars 2020, quatorzième jour de confinement. Il y a trois ans, très exactement, j’accompagnais mon Gros Loukoum en partance pour son dernier voyage. Un peu comme les Hobbits escortant Frodon jusqu’à l’embarcadère où l’attendait le dernier bateau des Elfes… Le soleil brillait dans le ciel tout bleu où ne se profilait aucune menace. Et pourtant, voilà, le moment était venu : je devais me séparer à tout jamais de mon compagnon de quinze années…

Je le redoutais depuis quelques jours déjà. Loukoum était au bout du rouleau. Son histoire arrivait à son terme. Plus d’avenir, plus d’espoir. No future, mon Loulou. Plusieurs fois, bien malade, il était revenu d’entre les presque-morts, mais cette fois-ci, non, plus possible. On avait mis sur la table tous les jokers, on avait claqué tout le capital, épuisé le stock de vie et ce qui restait à venir, c’était l’inéluctabilité de la mort toute crue, la mort dégueulasse qui nous prive de ceux qui nous aiment et que nous aimons.

Loukoum était resté quarante-huit heures à la clinique vétérinaire, avec une perf dans le bras, je veux dire la patte. J’allais le voir, on partait tous les deux pour un petit tour sur le trottoir, à pas de tortue, toujours avec la perf que je prenais soin de porter de telle façon qu’elle continuât de diffuser son goutte-à-goutte. Gouttes de salut. Y aurait-il encore une fois un sursis ? Un miracle ? Est-ce que je me posais seulement la question ? Il y a belle lurette que j’ai cessé de me bercer d’illusions. Lorsque le malheur est là, je sais le reconnaître. Au bout de ces quarante-huit heures très pénibles, parce que je le savais tout seul dans sa cage aseptisée, et que je ne pouvais rien faire d’autre que penser très fort à lui, le vétérinaire m’a dit que le traitement de la dernière chance n’avait eu aucun effet. La courbe de l’urée avait dépassé le haut de la feuille. Inutile d’insister. C’était fini. Mais je pouvais le ramener à la maison, passer une dernière soirée avec lui. En grand pro, l’homme de l’art m’a confié, avant que je ne quitte son cabinet, une seringue magique, me disant si cette nuit il ne va pas bien, faites-lui une injection.

Il était content, mon Loulou, de revenir à la maison, de revoir Zoé, Zitoune, un peu moins les chats, mais il était surtout content d’être de nouveau avec moi. En près de quinze ans, on ne s’était jamais quittés, tous les deux. Sauf lorsque je devais partir au boulot. C’est long, quinze ans, et c’est très court aussi. Pourquoi ai-je attendu ces trois années de plus pour le raconter ? Je pense à lui tous les jours pourtant. Avec son copain Lulu, il me sourit chaque fois que j’ouvre mon ordinateur. Ils occupent tous les deux l’écran d’accueil. Impossible de les louper. Alors pourquoi ai-je attendu aussi longtemps pour parler de lui ? Parce que je crois que cela m’aurait fait trop mal. Aujourd’hui, ce n’est pas forcément plus facile. Mais c’est le moment. Plus question de différer. C’est le moment de raconter un petit bout de ton histoire, de notre histoire…

Vers deux heures du matin, quelque chose n’allait pas. Loukoum s’était mis à faire des convulsions. Je me suis jetée sur la seringue et j’ai piqué, je ne me souviens même plus où. L’épaule, le flanc, la cuisse, je ne sais plus… Le résultat a été quasi immédiat. Il s’est calmé, il a retrouvé une respiration normale, j’ai attendu qu’il reprenne ses esprits et puis tout doucement je l’ai conduit jusqu’à mon lit. Il allait passer sa dernière nuit ici, tout à côté de moi. Je ne pouvais pas le porter. Il faisait plus des deux tiers de mon poids… Il a dormi, paisible, jusqu’à ce matin de grand soleil.

C’était un samedi, j’avais rendez-vous juste avant midi. Il n’y avait plus personne à l’accueil. Loukoum était faible mais content. Lorsque l’on est entrés dans le cabinet du vétérinaire, il a remué la queue. C’était atroce, ce que j’avais à l’intérieur. Mais il ne fallait rien montrer, il ne fallait pas qu’il se demande pourquoi j’étais si triste, si torturée, si malheureuse. Il aurait peut-être pensé que c’était sa faute. D’une certaine manière, il aurait eu raison. Faut y aller maintenant, mon Loulou, je lui ai dit. Il avait gardé le cathéter. Tout est allé très vite. Il s’est endormi d’un coup. D’un coup, il est parti loin, si loin… D’un coup, je me suis retrouvée toute seule.

Et aujourd’hui il me manque tellement.

Loukoum, un chiot plutôt rigolo qui m’était arrivé par hasard.

Il ne s’appelait pas encore Loukoum. C’était un chiot rondouillard et rigolo qu’on m’avait confié parce qu’il n’y avait plus de place dans le refuge. Une dame l’avait trouvé en train de cheminer, tout seul, sur une rocade. On ne savait pas où était sa maman. Il avait environ deux mois et de grandes oreilles. Je m’étais dit que ça ferait un copain à mon vieux Roki et à la petite Nini. Le chiot inconnu est devenu très vite Loukoum. Pas moyen de l’appeler autrement. Et c’était parti pour quinze années de jeux, de rires – car il est toujours un peu resté le chiot qu’il avait été – et de cette indéfectible affection qui nous liait l’un à l’autre. Jamais je n’aurais laissé Loukoum et jamais il ne m’aurait laissée. Il a commis bien des bêtises. Parfois je lui en ai voulu. Parfois il m’a mise très en colère. Parfois j’ai été confite dans l’angoisse à cause de lui et de ses fugues, avec sa complice Zazie, qui duraient plusieurs heures, à la poursuite de je ne sais quel animal sauvage dont j’espérais qu’il allait très vite semer ces prédateurs d’opérette.

En 2004, le gentil Roki s’en est allé, nous laissant désemparés. Il avait quinze ans. Zazie est arrivée. Une grande bringue bringée et brutale, mal dégrossie et parfois pas franchement sociable. Loukoum en avait un peu peur. Elle est morte en 2014. Et à elle aussi, je dois quelques lignes, qui viendront… En 2008, Zitoune la malinoise nous a rejoint. Discrète, profonde, grave et gentille. Les deux autres étaient plus turbulents. Alors Zitoune, qui ne posait jamais le moindre problème, je la voyais moins. Elle est encore à mes côtés aujourd’hui, d’une loyauté et d’une fidélité dont nous, bipèdes, n’aurions même pas idée si les chiens n’existaient pas…

Loukoum et son pote Lulu.

Loukoum, il était là tout le temps, il a assisté aux turn over, il était le pilier de la maison, mon assistant (plutôt dilettante, comme assistant). Il était là aussi lorsque Lulu, pendant l’été 2013, a fait son entrée. Ils sont devenus très potes. C’en était touchant, cette muette amitié. Quand on voyait l’un, l’autre n’était pas très loin. Et puis en décembre 2015, peu avant Noël, Lulu, qui était arrivé à un âge très avancé pour un chien de son gabarit, a laissé son vieux copain, m’a laissée, en nous faisant un immense trou dans le cœur.

Loukoum était issu d’un croisement, mais lequel ? Il tenait du griffon, c’est sûr. On a supposé, à certains indices, qu’il venait d’un camp de gens du voyage non loin du lieu où il avait été trouvé. Il a toujours été joyeux et maladroit. Un peu têtu aussi. Il adorait qu’on passe l’aspirateur sur son pelage, qu’il avait blanc et roux, avec une énorme tache en forme de cœur sur le flanc droit.

Loukoum était unique, ils le sont tous, mais lui encore plus.

Et aujourd’hui, jour quatorze du confinement, comme hier, comme demain, comme tous les autres jours jusqu’à la fin des jours, je pense à toi, mon Loulou…

J.B.