« Art du vivant »

 

et pratique mortelle

 

Nous avons été interloqués/choqués par l’article, paru dans La Montagne- Centre Francedu 4 juin 2011, qui faisait écho aux protestations émanant d’associations (dont La Griffe) après l’annonce de l’inscription de la tauromachie au Patrimoine culturel immatériel (PCI) de la France. Une page presque entière, et en couleurs en plus, donnée en cadeau aux aficionados du secteur, représentés en l’occurrence par Gérard Coquelet, président de la Pena des Volcans, et tauromaniaque notoire. Celui-ci se félicitant, bien entendu, de cette consécration.  

 

Nous avons proposé au journal d’exposer nous aussi nos arguments, nos photos, un peu plus gore, c’est vrai, mais bien réalistes aussi. Notre démarche n’a pas été couronnée de succès. Le quotidien régional nous a expliqué gentiment que cela n’était plus de mise. Peut-être un autre jour… Un peu comme on assure à un grand malade qu’il va guérir (mais quand ?) alors que l’on sait qu’il a déjà un pied ou deux dans la tombe.  

Alors, parce qu’il n’est pas dans notre vocation de nous taire, nous avons décidé de faire valoir nos arguments sur notre propre blog (qui pourrait mieux que lui accueillir notre prose ?) et y confier les commentaires que cet article, intitulé La tauromachie, un « art du vivant », nous inspire. Une petite mise au point en forme d’analyse d’un texte où tous les clichés du mundillo semblent d’être donné rendez-vous…

 

Rhétorique taurine  

« Tradition. Ancestrale, la pratique taurine a été classée au PCI de la France », dit le surtitre de l’article. Qui oserait, en des temps où l’on ne jure que par la tradition, le traditionnel, les racines, le terroir et autres immobilismes patents, mettre en question ce qui ressort de l’immuable, de l’indémodable, de l’éternel, de l’éprouvé, de l’inaltérable ? Le qualificatif « ancestral » enfonce le clou. Quoi ! On trouve bien des sortes de vaches sur les parois de Lascaux ! C’est pas une preuve, ça, que la tauromachie est une « tradition ancestrale » ? Au Néolithique déjà, on taquinait la muleta, sans doute…

 

      Les aficionados auvergnats s’expriment dans La Montagne-Centre France :

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La tauromachie, un « art du vivant » ?… Paradoxal. Car la mort est tout de même très présente dans cet « art »-là. Elle en est le centre, la raison sociale, l’argument de vente. D’ailleurs, les taurins la revendiquent. Ils sont d’accord pour trouver que nos sociétés de mauviettes désossées manquent de cadavres (on nous les cache !). Qu’elles sont également dénuées de la fibre tragique qui fait les caractères bien trempés et les qualités toutes viriles de courage, de bravitude (non, pardon !), enfin de toutes ces choses héroïques et violentes. Heureusement, la corrida est là pour nous rappeler à notre destin de grandeur et de précarité. En attendant, celui qui passe de vie à trépas, de la grandeur à la précarité, c’est le taureau, la grosse bête noire qui n’a rien demandé et qui va connaître de sales moments avant de cracher son dernier souffle dans un flot de sang. Art du vivant ? Les aficionados manient la rhétorique comme personne. Quand il y a la vie, il y a la mort, et quand il y a la mort, cela signifie qu’il y a la vie. Voyons, mais, c’est bien sûr !

     

Des « jeux » ?

Mais peut-être après tout que la tauromachie est un art… C’est-à-dire « un ensemble de procédés réglés qui tendent à une certaine fin » (Le Petit Robert). Et alors ? Quand bien même ce serait un « art », que vaut un art qui a pour fin d’apporter terreur, souffrance et mort ?

À aucun moment, ni le journaliste ni l’interviewé n’abordent le problème que pourraient poser, sur le plan de l’éthique, ces « sévices graves et ces actes de torture sur un animal domestique et tenu en captivité » (art. 521-1 du code pénal) que constituent les trois actes de la corrida (des tercios, en langue aficionada). Pourtant, la souffrance du taureau, longtemps niée, est aujourd’hui reconnue. Mais elle ne compte pas. Elle n’a aucun sens, aucune existence. La « négation du tort causé » (Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, dans Éthique animale) est récurrente dans l’univers bien bétonné de la tauromachie.

Le petit cours d’histoire de Gérard Coquelet est certes intéressant, mais bien incomplet. Il évoque « les jeux taurins » qui existaient, en France, dans le Sud-Ouest, au XIIIe siècle, « à l’occasion du transport du bétail vers les abattoirs ». Les « jeux taurins » sont en réalité des maltraitances graves exercées sur les animaux par les garçons bouchers. On retrouve les mêmes « jeux » dans les abattoirs de Séville, au XVIIe siècle, où l’on s’accorde à penser que là se trouve l’une des origines de la tauromachie. Les pratiques cruelles à l’égard des animaux sont légion, partout et de tous temps. « Sans cruauté, pas de fête : voilà ce qu’enseigne la plus vieille et la plus longue histoire de l’homme… » (Frédéric Nietzsche, La naissance de la tragédie). La corrida n’est jamais que l’avatar policé et déguisé de ces pratiques. Ne serait-il pas temps de les enterrer à tout jamais, et la tauromachie avec ?

     

Apprendre à tuer…

 

 taureau lescure blog 

La tauromachie est visiblement et clairement un « art vivant ». Photo Jérôme Lescure, Minotaure Films

Il y a ce dont Coquelet parle, et puis aussi ce dont il ne parle pas. Des écoles de tauromachie, par exemple, où, avec les deniers publics, on apprend à des enfants, à des pré-adolescents, à martyriser, blesser puis tuer avec des armes blanches des veaux meuglant de terreur et de souffrance. On n’ose même y penser. À ceux qui vou
draient en savoir davantage sur cette monstruosité, on recommandera l’excellent documentaire de Pablo Knudsen, Apprendre à tuer .

Mais j’arrête là. On va encore me dire que je donne dans la sensiblerie et l’anthropomorphisme, tares dont les aficionados sont évidemment saufs. Car ce n’est certes pas de l’anthropomorphisme que de prétendre que les taureaux sont heureux de mourir dans la gloire et la dignité, nimbés de la lumière éclatante de l’arène…

Quant à l’argument massue, celui qui ne tolère aucune objection, l’enthousiaste président de la Pena des Volcans ne se prive pas de l’évoquer : « Mieux vaut terminer en taureau de combat qu’à l’abattoir ! ». Excusez du peu, cher Monsieur Coquelet, mais il me semble que la pente est savonneuse. Pour faire court, je dirai que, même s’il se passe des choses atroces (et de plus en plus souvent) dans le secret des abattoirs, partout dans le monde, cela ne saurait justifier en aucun cas les tortures infligées aux taureaux lors d’une corrida. Et, que je sache, en dépit de leur compassion manifeste pour les bêtes d’abattoir, ce ne sont pas les aficionados qui constituent les plus forts contingents de végétariens.

Enfin, on s’abstiendra — ce serait trop cruel ! — de commenter la « lettre ouverte » au Premier ministre et au ministre de la Culture dont de larges extraits ont été publiés dans La Montagne.

Quant à ce fameux classement qui déchaîne les passions, il trouve son origine dans quelque chose d’anodin : un lobbying habilement mené. L’info nous a été transmise par Jean-Paul Richier, psychiatre et militant anti-corrida (qu’il en soit remercié !). La voici :

« La Direction du ministère de la Culture en charge de l’inscription de la corrida au Patrimoine culturel immatériel (PCI) français est la Direction générale des patrimoines (DGP). Son directeur, Philippe Bélaval, a été nommé un mois après le lancement de la campagne pour l’inscription de la corrida au PCI par deux associations taurines, l’Observatoire National des Cultures Taurines (ONCT) et l’Union des Villes Taurines Françaises (UVTF). Or, Philippe Bélaval est non seulement aficionado militant, mais est membre fondateur et administrateur de l’ONCT. Cherchez l’erreur !

La suite sur :

http://www.lepost.fr/article/2011/06/17/2525359_qui-est-philippe-belaval-le-directeur-general-des-patrimoines-responsable-de-l-inscription-de-la-corrida-au-patrimoine-immateriel.html.

 

La boucle est bouclée, mais la lutte continue !

Jeph Barn

NB. Si l’on veut en savoir plus long sur « l’art du vivant » que constituerait la pratique tauromachique, on peut se référer aux ouvrages suivants : Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe siècles, d’Élisabeth Hardouin-Fugier, (éd. Connaissance et savoirs), et Les Mythes tauromachiques, de Marc Fabre, (éd. Nouvelles presses du Languedoc).