Il circule en ce moment sur le réseau une pétition qui, parmi toutes les horreurs qu’on nous appelle quotidiennement à relayer, a retenu toute notre attention. Il y était question de la situation des  chiens errants en Roumanie. Déjà, l’an dernier, un mouvement de protestation, hélas bien peu visible (qui se soucie des chiens de Roumanie et d’ailleurs ?) avait vu le jour dans plusieurs villes d’Europe. A Clermont-Ferrand, capitale de La Griffe et, accessoirement, de l’Auvergne, nous étions une bonne cinquantaine… C’est dire !

Cette pétition, que nous avons transmise, faisait état d’une situation encore plus dramatique, plus révoltante que l’an passé. Le mouvement de protestation, visiblement, n’a pas servi à grand-chose puisque, aujourd’hui, les chiens continuent à être massacrés, torturés, violés (oui, vous avez bien lu !) Que faire sinon se tirer une balle dans la tête pour ceux qui ont des humeurs suicidaires, ou avaler un tube entier de léger décontractant pour les autres ?… Enfin, pour les derniers, descendre dans la rue et… Et quoi, au fait ? On ne sait plus vraiment quoi faire, voilà, c’est dit. C’est un peu comme dans ces cauchemars où l’on voudrait crier quand aucun son ne sort de la gorge. Où l’on gesticule pour alerter, mais où les gens passent à côté de vous sans vous voir… Mais après tout, ils ont sans doute autre chose à faire : il faut d’abord s’occuper de soi, de ses protéines et de ses radicaux libres (être libre autant que radicale, j’en rêve!), de son prochain rendez-vous chez le marchand d’illusions, de son ego flamboyant, de son jardin secret, de ceci, de cela qui de toute façon ne se rapporte qu’à nous et n’intéresse que nous, l’espèce élue  (élue par elle-même, cela va sans dire)!

LG Un éternel TreblinkaEn Roumanie, et ailleurs, et partout, la Terre est un enfer pour les bêtes. Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, le disait autrement. Dans l’une de ses nouvelles, un homme, Herman, s’adresse à une souris morte : « Tous ces érudits, tous ces philosophes, les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’un comme toi ? Ils sont persuadés que l’homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exploitées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux c’est un éternel Treblinka. » Cette phrase est citée en exergue du livre de Charles Patterson « Un éternel Treblinka » (2002, Éditions Calmann-Lévy). I.B. Singer savait de quoi il parlait. Juif polonais, il a eu l’opportunité de quitter Varsovie pour les États Unis en 1935. Que serait-il advenu de lui s’il ne l’avait pas fait ? Mais revenons à nos chiens. Chez nous aussi, les chiens souffrent, n’en déplaise à leurs détracteurs qui font mine de croire – cela les arrange bien finalement – que les chiens en France sont tous des quadrupèdes avachis gâtés pourris, bourrés de cholestérol, et qui sentent la lavande des salons de toilettage qu’ils fréquentent assidûment au lieu d’empester les fragrances repoussantes des « vrais » clébards dont la place est à la niche, et que ça saute ! Il n’y a pas de statistique sur le sujet, et c’est dommage. Car il y aurait fort à parier que les chiens « martyrs » (peu ou prou) sont bien plus nombreux que les chiens heureux. Et d’ailleurs, ceux qui fréquentent les salons de toilettage et les concours de beauté ne sont-ils pas, quelque part, victimes de maltraitance eux aussi, qui préféreraient sans doute laisser traîner leur museau le long des caniveaux nonchalamment arrosés par un congénère lors d’un passage récent ?… Certains médias, afin d’apporter la preuve que les propriétaires de chiens sont des crétins à l’instar de leur animal favori, n’ont de cesse de nous montrer à grand renfort de commentaires spécieux  ces défilés  grotesques où l’on affuble les pauvres bêtes de strass et de tulles, où on les transforme en poupées de chiffon, où on les couvre de plumes, de chapeaux, et autres accessoires ridicules plébiscités par des rombières pitoyables qui font de leur animal le faire-valoir de leur insupportable vanité.

Mais rien sur l’envers du décor…

Le genre de statistique qui consiste à savoir combien il existe de chiens « heureux »  par rapport aux chiens « malheureux » (encore faudrait-il définir assez exactement ce qu’est le bonheur ou le malheur d’un chien) n’intéresse personne, bien entendu. Et surtout pas ceux qui veulent absolument et sans le moindre soupçon de doute que, en ce qui concerne nos amies les bêtes, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Vous avez du mal à me suivre ? C’est normal. Je m’échappe, je musarde, je fais le chien. Je laisse traîner ma truffe au gré des effluves sociétales. Et ce que j’y renifle m’inspire quelques questions. La première : pourquoi sommes-nous aussi cruels, aussi cons, aussi définitivement abjects envers les animaux ? Oh je parlais surtout des chiens. Il n’y a pas qu’eux, bien entendu. Mais aujourd’hui j’ai décidé de parler des chiens. Parce qu’ils dégustent. Vraiment.

LG Chien Corée du SudChiens de vaillants chasseurs, vivant à plusieurs dans des enclos pourris, contraints de marcher, de manger dans leur merde et dans leur pisse, et dans la boue en prime, par temps pluvieux. On leur demande, alors que tous leurs muscles ont fondu pendant quelques mois de ce régime hyper sédentaire, de se lancer comme des fous, le jour de « l’ouverture » à la poursuite de tel autre animal désigné comme proie, qui ne leur a rien fait et qu’ils ne rêvent que d’étriper. Ils ne feront pas de vieux os, à ce régime.  Mais c’est comme ça : les hommes, qui ont domestiqué les chiens il y a au moins 20.000 ans, ont pris garde de les amener à faire exactement ce qu’ils voulaient qu’ils fissent. Tel autre, à l’attache toute sa vie, avec comme seul horizon une niche pourrie. Pour garder. Garder quoi, au juste ? Une gamelle crasseuse ? Tel autre encore, vivant enfermé dans la cave obscure d’un immeuble de banlieue, ou bien dans une caisse de transport, nuit et jour, n’en sortant que pour aller filer une pâtée, parfois jusqu’à la mort, sur un ring clandestin, dans un sous-sol crasseux et glauque, à un autre de ses infortunés congénères. Les chiens doivent rester à leur place, diront ceux qui se targuent de bien les connaître. Mais de quelle place parlent-ils au juste ? Les chiens sont des esclaves congénitaux, diront les anti-chiens, s’appuyant sur la fable de Jean de La Fontaine en guise de traité d’éthologie, contents d’avoir enfin trouvé une raison à leur haine et une pensée qu’ils jugent très puissante (on en mesure exactement la portée éthique…)

LG Chien torturéEt la chienne à qui l’on enlève ses petits pour les fracasser contre un mur ou les enfermer dans un sac et les jeter au fil de l’eau, croit-on qu’elle est moins malheureuse que la vache que l’on sépare de son veau, que toute mère que l’on prive de son petit ? Et les galgos, ces lévriers espagnols très doux, que leurs tortionnaires utilisent jusqu’à ce qu’ils ne soient plus assez performants, et puis les torturent, les mettent à mort pour les punir… Et d’autres, tant d’autres, tous les jours, chiens martyrs explosés, cassés, battus à mort, brûlés vifs, pendus, traînés sur des kilomètres, attachés à un pare-choc de voiture par des sadiques pervers, des nazis qui ne disent pas leur nom…

Parfois, les chiens, on ne leur accorde même pas assez d’importance pour vouloir s’en débarrasser, on se dit qu’ils finiront bien par tomber malades et « crever ». Oui, on dit « crever comme un chien ». C’est éloquent. Pour le sens commun, un chien ne meurt pas, il « crève », comme une baudruche trop gonflée. C’est dire qu’un chien, ce n’est rien ! Regardez, je le roue de coups, et puis je l’appelle, et il vient, ce con ! Vous voyez bien qu’un chien c’est con ! C’est la rhétorique habituelle qu’on nous sert comme une soupe rance, depuis des lustres.

C’est vrai, un chien c’est con de nous aimer comme ça. Moi j’ai envie de leur dire : révoltez-vous les chiens, attaquez, mordez, bouffez jusqu’à l’os tous ceux qui vous ont fait du mal, vous en aurez un paquet à déchiqueter ! Mais même si je le leur dis, ils ne bougeront pas… Pourtant, même s’ils se rebellaient, les chiens, jamais ils ne pourraient nous faire autant de mal que nous leur en avons fait…

LG Scandale de l'animal businessEt les élevages honteux, concentrationnaires, d’où les reproducteurs ne sortent que pour mourir (pour « crever » d’une piqûre létale douloureuse, sans anesthésie, ou d’une balle dans la tête), et les animaleries, leurs cages de verre devant lesquelles vient s’esbaudir un public complice en quête de nouveaux jouets ! Ne soyons pas cruels envers celles et ceux qui viennent faire leur marché dans les magasins d’animaux. Ils ne sont pas méchants, juste assez naïfs pour croire à toutes les sornettes que leur servent les tenants d’un marché plutôt juteux (des chiots récupérés dans des élevages usines de Tchéquie ou d’ailleurs contre moins de cinquante euros l’unité et revendus dix ou vingt fois ce prix une semaine ou deux plus tard chez nous) . Certains (plutôt certaines d’ailleurs, comme Brigitte Piquetpellorce qui, pendant vingt ans,à la tête de la Cellule anti-trafic de la SPA, s’est battue bec et ongles contre ces pratiques immondes, ou encore Caroline Lanty, présidente de 2006 à 2008 de cette même SPA, auteure de Le Scandale de l’Animal business) pourront en témoigner. Dommage qu’on ne leur demande pas souvent leur avis.

Je pense à ces images abjectes, qui me donnent envie de vomir, de ces chiens battus, pendus, égorgés, dépecés vifs, démembrés, éventrés, en Chine, en Espagne, au Vietnam, ici ou ailleurs, partout. Je pense à ce monstrueux  épisode connu des « chiens d’Istanbul ». En 1910, la municipalité, dans un souci sanitaire, a décidé d’éradiquer la présence des nombreux chiens errants dans la ville. C’est ainsi que trente mille chiens ont été déportés, dans des conditions épouvantables, sur un îlot désert au large d’Istanbul, Sivriada. Ils n’avaient d’autre choix que d’y mourir à petit feu… Il ne faut pas faire un gros effort d’imagination pour s’imaginer l’enfer vécu par ces animaux dont on entendait, dit-on, les hurlements et les plaintes depuis le continent. En 2010, le réalisateur Serge Avedikian a présenté au festival de Cannes un court métrage d’animation, Chienne d’histoire, qui relatait cette abominable histoire. Il a été couronné de la Palme d’or. Mais au-delà du rappel de la souffrance de ces chiens, ce qu’on a vu surtout dans cette œuvre, c’est une métaphore du génocide arménien qui devait avoir lieu quelques années après le massacre des animaux, comme si celui-ci n’en était finalement qu’un signe avant-coureur.  Comme si les horreurs perpétrées sur les bêtes n’avaient de sens que si l’on en faisait une fable des horreurs perpétrées sur les hommes par d’autres hommes. Comme si la souffrance des bêtes ne pouvait pas se suffire à elle-même. Comme si elle ne comptait finalement pas.

LG Chienne d'histoireAujourd’hui, les chiens occupent de nouveau le terrain à Istanbul, mais ils ont été repoussés à la lisère de la ville. Malgré les cruelles politiques d’extermination massive, les abandons se multiplient et les chiens également. A l’heure actuelle, des colonies entières survivent dans les forêts autour de la mégapole turque, nourris par une poignée de bénévoles dont on n’a aucune peine à imaginer le désarroi, le désespoir, face à tant de misère que l’on n’arrive pas à endiguer.  D’autant que de nouveaux massacres sont à l’ordre du jour.

Je pense aux chiens indiens dont le sort est évoqué par Florence Burgat dans son livre Ahimsa, violence et non-violence envers les animaux en Inde : « Depuis des dizaines et des dizaines d’années, en vérité depuis le milieu du dix-neuvième siècle, les municipalités tuent par électrocution les chiens errants – en vain. » La philosophe raconte que les animaux adultes « sont placés dans une boîte de fer humide où l’on fait passer le courant durant une vingtaine de secondes ». Quant aux chiots, ils sont groupés pour être gazés », ou il sont simplement empoisonnés. Aujourd’hui, sous la pression des associations de protection animale, certaines villes ont renoncé à l’électrocution pour lui préférer la stérilisation. Mais d’autres persistent à l’utiliser.

Le territoire français n’est pas en reste. Que se passe-t-il vraiment lors des « euthanasies » dans certaines fourrières ? Qui en rend compte ? Personne. Comme dans les abattoirs, les murs de ce genre de lieu sont totalement opaques et étanches. Pourtant, il y a cette vidéo atroce, tournée en caméra cachée, dans une fourrière du territoire français, où l’on entend les hurlements de souffrance des chiens mis à mort… Cela se passait il n’y a pas si longtemps, quelques années…

Que leur avons-nous fait ? Que leur faisons-nous ? Depuis l’aube de l’humanité, le chien est le compagnon de l’homme. Un attachement indéfectible, dont on ne connaît guère les origines au-delà des habituelles suppositions, les relie l’un à l’autre. Enfin, cet attachement est bien souvent unilatéral. C’est ce que faisait remarquer Brigitte Piquetpellorce à l’occasion d’un de ces coups de gueule dont elle ne fait guère l’économie : « Le chien est le meilleur ami de l’homme, mais la réciproque n’est pas vraie. »

Je suis un chien. Je le resterai tant que les échos du monde m’apporteront leurs hurlements de désespoir, leur gémissements, l’écho de leur peur, de leur détresse. Il y a si longtemps que nous faisons route avec eux. Comment pouvons-nous les abandonner ainsi, les sacrifier, les trahir ?

Je suis un chien, et je le resterai sans doute jusqu’à ce que ma carcasse aille les rejoindre dans les immenses plaines où, enfin libres, ils peuvent courir à en perdre haleine jusqu’à la fin de l’éternité…

La Griffure

Ces quelques lignes sont dédiées à Moulouk, à Bobette, à Roki, à Kim, à Zazie, à Loukoum, à Lulu, à Zitoune, à Nini et à d’autres, chiens de ma vie, chiens de mon cœur…