Au premier plan Formica, que nous avons recueilli. Et puis une partie des chatons, trop craintifs pour pouvoir être un jour adoptés.

Le chemin d’accès est bordé de détritus de toutes sortes. Pneus éventrés, textiles déchiquetés, matelas crasseux, objets tombés en disgrâce, troués, percés, brisés, endommagés de toutes les manières possibles. Verre, métal, plastique, placo. Petit mobilier vermoulu. Tout est là. L’envers du décor de la consommation ordinaire. Un lieu de vie, pourtant…

ILS ETAIENT DIX…

Au bout d’une vingtaine de mètres, on arrive aux jardins. Ce sont de petites gens qui les cultivent, des retraités pour la plupart. Ils sont locataires de leur lopin. Ils trouvent ici, en même temps qu’un arpent de liberté et de sérénité, de quoi améliorer leur ordinaire avec des fruits ou des légumes frais. Certains ont même bricolé des cabanes bancales devant lesquelles ils s’assoient, en été, une fois leur labeur achevé, pour se reposer au crépuscule en regardant pousser les haricots ou les salades. Et même si le trafic ininterrompu de la quatre-voies qui passe à proximité – on peut voir filer les véhicules lancés à toute allure lorsque les maïs ont été coupés – occasionne quelques nuisances sonores, ils se sentent chez eux.

L’un des chemins qui longent les jardins est un cul-de-sac. On nous avait signalé dans le coin une ribambelle de chatons, et quelques adultes. Nous nous y sommes rendus. Une fois que l’on sait, on ne peut pas faire comme si… Et en effet nous avons vu du monde… Une dizaine de très jeunes, deux ou trois mois, et puis des adultes. Le petit peuple est furtif, mais reste dans le secteur parce que les jardiniers apportent souvent leurs restes de table. Quelquefois, c’est l’aubaine, lorsque les minets y débusquent lambeaux de volaille ou autres morceaux choisis… Mais les petits semblaient encore bien fragiles, alors nous avons décidé 1) de faire stériliser tous les adultes qu’on pourrait trouver, 2) d’aider les chatons à survivre en apportant chaque jour une nourriture suffisante et adaptée pour qu’ils ne dépérissent pas. C’était au mois d’août 2023.

Mi-octobre : nous avons réussi pendant ces deux mois à faire stériliser cinq adultes : trois chattes, Olympe, Formose et Frida, et deux matous, Fenouil et Formica. Olympe et Formica avaient sans doute été victimes d’un abandon sauvage. Ils recherchaient le contact avec les gens et nous n’avons eu aucun mal à les récupérer. Nous avons décidé de les garder. Les trois autres ont été remis sur le site. Depuis lors, nous ne les avons plus revus, mais il est plus que probable qu’ils ne désirent pas honorer de leur présence nos arrivées même si elles sont accompagnées de victuailles. Nous aimerions pouvoir placer une caméra dans le secteur pour surveiller les allées et venues…

Sur les dix chatons recensés au départ, nous n’en voyons plus que huit. Deux d’entre eux ont disparu depuis plusieurs semaines et, à moins d’un miracle, ils ne réapparaîtront pas : Filoche le tout petit noir à la queue cassée et puis Fernand, un petit gris tigré, sans doute le frère de Fanfan.

Le groupe restant : Fanette, la tricolore pâle ; Fripouille, tabby et blanc ; Frodon et Fripon, les deux noirs arborant une étoile blanche sous le cou ; Foufou, tigré avec son petit bout de queue blanc ; Fifi, tigré ; Fanfan, gris tigré et blanc, et Ficus, le petit tabby, tellement discret qu’on ne le voit pas toujours, même lorsqu’il est dans le coin.

Il est évident qu’excepté pour un ou deux chatons, on ne sait pas s’il s’agit de gars ou de filles. A cet âge-là (ils ont autour de quatre ou cinq mois) c’est un peu difficile à voir, d’autant qu’on ne peut les approcher de trop près, encore moins les saisir. Au début, nous les trouvions un peu maigrichons. Désormais, sans doute grâce à nous, ils sont beaux et arborent un pelage fourni même s’ils se grattent un peu. Il est quasiment impossible de les déparasiter. Ils n’ont pas voulu des comprimés que nous leur avons présentés, même enrobés soigneusement dans de la pâtée.

UNE CAUSE PERDUE ?

Les chats, lorsqu’ils n’ont eu, depuis leur naissance, aucun contact avec l’humain, peuvent se comporter comme des animaux sauvages. A cette différence près qu’ils ne sont pas des animaux sauvages et se laissent facilement apprivoiser. Le contact physique toutefois reste et restera problématique, voire impossible. On ne le répètera jamais assez : les chats, qui ont été domestiqués il y a environ 10.000 ans, ont accompli un voyage sans retour. Ils ne redeviendront pas des animaux sauvages, ou alors leur espèce mutera. Celui que l’on appelle le chat haret conserve les caractéristiques biologiques du chat domestique même s’il vit en se cachant de l’espèce humaine. Il ne peut en aucun cas être confondu avec le chat sauvage (felis silvestris) tel qu’on le trouve en Europe ou sur d’autres continents.

Nos petits poilus s’approchent de la personne qui les nourrit ou plutôt de la nourriture qu’elle apporte, mais dès que l’on tend la main vers eux, dès que l’on esquisse un mouvement de rapprochement, ils se sauvent aussi vite qu’ils le peuvent.

DES LIEUX COMME CELUI QUE NOUS DECRIVONS, IL Y EN A PLUSIEURS CENTAINES DANS UNE VILLE COMME CLERMONT-FERRAND. ILS ACCUEILLENT DE DEUX A TROIS INDIVIDUS, AU MINIMUM, JUSQU’A UNE TRENTAINE, VOIRE PLUS. SEULE LEUR STERILISATION PERMET DE STABILISER LEUR NOMBRE ET D’EFFECTUER UN SUIVI.

Fenouil, un vrai sauvageon, que nous avons fait castrer avant de le relâcher sur le site au bout de deux ou trois jours de convalescence.

D’après certaines estimations, il y aurait en France sept ou huit millions de chats en errance (l’association One Voice en annonce 11 millions). Ce n’est pas impossible, même si cela semble énorme. En moyenne, on en trouverait donc 70.000 ou 80.000 par département. Toutes les communes, grandes ou minuscules, sont concernées. Les hameaux de campagne comptent parfois plus de chats libres que d’habitants. Il y a plus de 400 communes dans le département du Puy-de-Dôme. Une ville comme Clermont-Ferrand héberge, dans tous les quartiers, des chats livrés à eux-mêmes. On ne les voit pas, mais ils ne sont jamais très loin. Ils sont certainement plusieurs milliers. Le chat est, de tous les animaux domestiques, le plus furtif, le plus rapide, le plus agile, même si le furet, carnivore comme lui, possède à peu près les mêmes caractéristiques.

Un seul couple de chats – cela a été répété maintes et maintes fois, affiché, diffusé… – peut donner lieu à une descendance de plusieurs milliers d’individus (entre 10.000 et 20.000 au bout de quatre ou cinq ans, dit-on). On se représente alors à quel point l’absence de stérilisation peut entraîner des conséquences catastrophiques. Pour les associations de protection animale, le souci essentiel est la situation misérable des petits animaux. Ils souffrent de la faim, de la soif parfois, du froid, de la chaleur, des parasites internes et externes, de maladies que personne ne soigne et qu’ils se transmettent allégrement. Les chats, petits prédateurs, sont aussi des proies. Ils sont pourchassés par d’autres animaux, traqués par des humains, empoisonnés, massacrés, accidentés. Ils ne trouvent jamais le repos. Leur sommeil n’en est jamais un. Ils ont une espérance de vie très courte, d’autant que de nombreux chatons meurent avant même d’avoir cessé de téter leur mère.

Pour les citoyens qui se disent soucieux de l’environnement, les chats sont de véritables fléaux. Ils seraient, dit-on, à l’origine de la disparition des petits passereaux de nos villes et de nos campagnes. Cela, à notre avis, est largement exagéré. Il est évident que les pratiques agricoles, la disparition des haies, la bétonisation croissante des espaces, le changement climatique font beaucoup plus de mal à la petite faune aviaire que la prédation des chats, fussent-ils nombreux.

Le problème de la prolifération des chats est récurrent depuis des décennies. Les associations de protection animale ont depuis longtemps une action qui devrait être soulignée et saluée par les pouvoirs publics qui, eux, ne font rien. Grâce à elles, on évite le pire, mais cela ne peut plus durer. La reproduction va beaucoup plus vite que les actions tentées pour l’endiguer. Manque d’argent, manque de moyens humains, manque de locaux, manque de vétérinaires et absence d’incitations officielles : la lutte contre la surpopulation féline a tout d’une cause perdue.

EN PERPETUEL DANGER

La petite colonie de chats que nous avons prise en charge induit des dépenses, bien entendu : plus d’une centaine d’euros par mois, sans compter les frais vétérinaires ponctuels de stérilisation et d’identification. Car il est hors de question pour nous de laisser ces animaux dans l’anonymat. L’identification les protège un peu. Ils ont du fait un statut de chats libres et s’ils sont capturés par une autre association ou une fourrière animale, nous serons obligatoirement informés. De même s’ils sont malades ou blessés et se retrouvent chez un vétérinaire. Pour l’heure, seuls les adultes stérilisés ont été identifiés. Les petits le seront lorsqu’il sera l’heure.

S’occuper d’eux impose des contraintes. Chaque jour, une bénévole se rend sur place pour apporter de la nourriture, de l’eau fraîche, vérifier que tout va bien… Un petit abri où nous déposons les gamelles de façon que la nourriture soit protégée des intempéries a été installé à l’abri des regards. De même, une bénévole particulièrement bricoleuse leur a fabriqué avec des matériaux de récupération, des bouts de bois, quelques morceaux de bâche et un carton un « studio » étanche, garni de couvertures, où ils pourront éventuellement se réfugier en cas de pluie, de neige et de vent.

Nous ne pouvons guère leur offrir davantage. Si nous étions une association riche, nous pourrions faire l’acquisition d’un terrain assez vaste pour accueillir les chats libres dont il est inenvisageable qu’ils puissent vivre une vie normale de chats domestiques. Libres ils sont, libres ils doivent rester, mais en étant protégés, nourris, soignés. Cela, pour l’instant, est une pure utopie. Pour diverses raisons dont la principale est l’absence de moyens suffisants. Alors on fait avec les moyens du bord. Il est évident que ces chats sont en perpétuel danger. Nous nous demandons souvent ce que sont devenus ceux que nous ne voyons plus. Peut-être attendent-ils notre absence pour s’approcher de la table, peut-être ont-ils trouvé d’autres aubaines, mais peut-être aussi sont-ils blessés, malades ou morts. A l’intérieur d’un vaste terrain clos, ils pourraient enfin dormir en paix. Car les chats libres ne dorment jamais vraiment. Ils doivent rester toujours sur leurs gardes.

Fanette et Fanfan, très présents aux repas. Nous n’avons pas revu Fanette depuis le 21 octobre…

Novembre arrive. Heure d’hiver. Tout à coup, le petit « village » de nos chatons paraît sinistre. Avec la chaleur et le soleil, tout était différent. Ils étaient quasiment toujours au rendez-vous. Il ne faut pas trop penser à ceux que l’on ne voit plus. A ce qui a pu leur arriver. Parce qu’ils se sont habitués à nous, et nous à eux. Le fait de les avoir nommés les rend plus proches, plus familiers, même s’ils gardent leurs distances. Alors, lorsqu’ils restent invisibles pendant quelques jours, on est forcément inquiets. Il faut repousser les scenarii trop angoissants. De toute façon, on est impuissants, et on le sait. Les jardins sont déserts, des feuilles jaunâtres commencent à joncher le sol, et à tomber dans la grande gamelle d’eau qui est à leur disposition et qui est régulièrement changée. Aujourd’hui, l’eau a pris des couleurs de décoction croupie. En arrivant, j’ai vu s’enfuir devant moi une chatte tricolore. Je pense qu’il peut s’agir de Frida, qui avait été stérilisée début octobre. Cela me rassure. Elle est vivante et toujours dans le coin.

L’hiver sera long, je le sais. Le changement climatique a parfois du bon : on peut espérer que la température n’atteindra pas des seuils trop glacials. La plupart des animaux des contrées tempérées ne résistent guère aux très grands froids.

Aujourd’hui, il souffle un vent un peu tempétueux. Je n’ai vu que trois chatons : Fripon, Fifi et Foufou. Où sont les autres ? Voilà plus d’une semaine que je n’ai pas vu Fanette, la petite tricolore clair qui était si assidue à chaque visite. Où est passée Fripouille, qui n’est pas apparue depuis plusieurs jours ? Je me dis qu’il est absurde de m’inquiéter. Je suis impuissante. C’est la vie, non ?

C’est la vie, bien sûr. Au moment où j’écris, des gens souffrent et meurent. Des animaux souffrent et meurent. La différence évidente c’est que les gens ne sont pas victimes d’autres espèces, alors que les animaux sont, dans 90% des cas (on peut m’objecter que ce pourcentage est aléatoire, et ce sera vrai), NOS victimes. Et même si ce n’est pas 90% (parce que les animaux sauvages, et d’autres, sont malades eux aussi et meurent de mort naturelle sans que nous n’y soyons pour rien) c’est quand même une grande partie d’entre eux.

La vie d’un petit chat, ça ne vaut rien. Ni d’ailleurs la vie de n’importe quel autre animal qui, insoucieux des dangers qui le guettent, continue son bonhomme de chemin. C’est la seule leçon qu’il nous faudra retenir de ces impossibles sauvetages, de ces dérisoires interventions, de ces pitoyables efforts que nous déployons pour protéger quelques existences insignifiantes parmi des millions, des milliards. Il n’y aura pas de miracle, pas de petit paradis pour les chatons. Pour personne. Parfois, on aurait envie de hurler. Mais on ne le fait pas. A quoi cela servirait-il ? Seule certitude : il nous faut continuer dans cette voie incertaine, jour après jour, jusqu’à ce que la mort nous emporte, en espérant que d’autres prendront notre place, et continueront, eux aussi…

J.B.